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certains procédés. Mais les effets sont irrésistibles ; il faut que le fou rire éclate, et qu’il nous secoue, malgré qu’on en ait. Je songe à Sam Waller, au capitaine Cuttle, à Richard Swiveller, à Mrs. Gamp, à M. Micawber, à toute cette galerie d’originaux qui font eux-mêmes si complaisamment dans les romans de Dickens, les honneurs, si je puis ainsi dire, de leurs vices ou de leurs ridicules. N’ont-ils peut-être d’autre objet que de nous faire rire ? On serait tenté de le croire ; et que, publiant, comme il faisait, ses romans par livraisons, quand un de ses grotesques avait réussi, Dickens, qui n’avait pas de grands scrupules d’artiste, l’exploitait, tout bonnement, comme un élément de succès. Mais il s’y intéressait : mais, en tout cas, Thackeray lui-même n’en a pas inventé davantage ni de plus amusans : mais ils traduisent enfin toute une part de la vie humaine, où le ridicule abonde, et, selon la formule romantique, où nous le voyons sans cesse, comme pour s’en moquer, se mêler au tragique.

Ce qui n’est guère moins caractéristique des romans et du tempérament littéraires de Dickens que l’art de provoquer le rire, c’est le don de faire couler les larmes. Rien de plus rare, on le sait, ni de plus particulier qu’une telle alliance. Ceux qui nous font rire ne nous font point pleurer ; et, pour ne pas sortir d’Angleterre, si Thackeray, si Sterne, si Fielding, si Swift, si Addison et généralement tous les grands humoristes ont excellé dans la caricature, on pourrait avancer que, généralement aussi, le plaisir de railler a tari en eux jusqu’aux sources de celui de sentir. Il en est de même parmi nous, où les Regnard, les Le Sage, les Piron n’eussent pas été moins embarrassés de nous tirer des larmes que Prévost, que Bernardin de Saint-Pierre, que George Sand de nous faire rire. Je sais d’ailleurs ce que l’on peut dire en faveur de l’auteur du Voyage sentimental et de Tristram Shandy. Mais, après bien des efforts et bien des sollicitations, n’est-il pas vrai que lorsqu’il nous émeut, c’est d’une émotion toute nerveuse, réflexe en quelque sorte, et par là même illégitime, exactement comme on nous ferait rire à force de nous chatouiller ? Là, au contraire, est la supériorité de Dickens et son originalité. Tout aussi comique, s’il est d’ailleurs moins profond, que pas un de ces humoristes, c’est sur de vraies souffrances qu’il a le don de nous apitoyer, et pour les vraies, pour les bonnes raisons qu’il y en a. Il sent profondément, et, par nos nerfs, il sait faire passer jusque dans nos cœurs la sincérité de son émotion. Dans une phrase qui nous fait rire, il sait nous faire sentir la délicatesse ou la profondeur du sentiment qui la dicte : et sous une enveloppe grotesque ou repoussante, il nous fait apercevoir, je ne dis pas la beauté, mais la bonté morale. C’est un art qu’il me semble que peu de romanciers ou de poètes ont possédé au même degré. Apre et cruelle quand il le veut, son ironie, quand il lui plaît, devient toute bienveillante. On peut vraiment dire de lui qu’il rit au milieu de ses larmes, et