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représentations sur le théâtre d’Athènes de la trilogie eschylienne, l’émotion précipita parfois chez quelques spectatrices le dénoûment d’une situation que les Grecs, peuple d’artistes, ne qualifiaient pas, comme nous, d’intéressante. Si l’incident ne s’est pas encore produit à l’Odéon, c’est à M. Massenet que les dames en sont redevables, car M. Leconte de Lisle a fait ce qu’il a pu. Loin de tempérer l’horreur du drame antique, il l’a plutôt exagérée. Il a supprimé la troisième partie de la trilogie : les Euménides, qui atténue chez Eschyle la barbarie des deux autres. Les Euménides, c’est non pas l’absolution, car les voix de l’Aréopage demeurent partagées, mais l’excuse d’Oreste, que les dieux ne pouvaient laisser accabler sous le crime auquel eux-mêmes l’avaient poussé et contraint. C’est la part faite enfin aux idées morales, philosophiques et religieuses qui commencent à poindre ; c’est, dans une humanité jeune encore et courbée sous une fatalité crue, jusqu’alors inévitable et irresponsable, c’est l’avènement ou du moins l’approche de la liberté, de la justice et de la charité. Nous aimerions suivre à travers les siècles, de l’Œdipe de Sophocle à l’Hamlet de Shakspeare ; le progrès de ces idées plus clémentes et de ces principes plus doux, mais une pareille étude dépasserait à la fois notre compétence et notre loisir. Contentons-nous de louer l’admirable forme donnée par M. Leconte de Lisle à son imitation de l’Orestie, ces vers impassibles et impeccables, ces tirades froides et sonores qui s’ajustent et retentissent en se joignant comme des plaques d’airain.

Tout autre est la musique de M. Massenet et c’est par le contraste surtout qu’elle enchante. Aux effroyables beautés du drame elle mêle sa charmante douceur. D’un sujet atroce, M. Massenet a dégagé les grâces furtives. Il ne pouvait et personne ne pourrait, je crois, mettre en musique ! cette série d’assassinats. Gluck lui-même eût reculé devant la royale boucherie. L’horreur est absente de l’œuvre de M. Massenet, mais non pas la mélancolie, qui la voile tout entière. Elle est d’abord dans le début de l’ouverture, dans une marche funèbre attristée par des altérations de notes qui donnent à l’ensemble une couleur antique. Elle est aussi dans la rêverie de Cassandre, dans un bref retour vers le passé, de la prophétesse qui recule devant l’effrayante vision de l’avenir. Tant qu’elle maudit et qu’elle menace, la musique se tait. Mais voici que les imprécations s’apaisent, que l’âme se détend :


Citadelle des rois antiques ! Palais ! Tours ! ..
Cheveux blancs de mon père auguste et de ma mère !
Sables des bords natals où chantait l’onde amère !
Fleuves ! Dieux fraternels, qui dans vos frais courans
Apaisiez vers midi la soif des bœufs errans,
Et qui le soir, d’un flot amoureux qui soupire,
Berciez le rose essaim des vierges au beau rire !