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jusqu’au fond de nous émouvoir notre égoïsme. Cependant les Californiens, les Australiens, qui voyaient le monstre en face, lui déclaraient la guerre et juraient de l’exterminer. Le baron de Hübner, au retour d’un long voyage « à travers l’empire britannique, » publiait ses impressions en 1885 : il ne cachait point que les progrès des fils de Han au dehors l’avaient frappé, que, réunissant en un faisceau tous les signes de leur force pour en mesurer la résistance, il se sentait profondément ébranlé dans sa sécurité héréditaire d’habitant du vieux monde ; il énumérait les belles colonies où l’Anglo-Saxon, l’Européen, se rencontrent avec le Céleste, où la lutte est engagée ; et de la tournure que prennent les choses, il se voyait amené à déduire des vues très sombres sur l’issue du choc entre la civilisation blanche et l’invasion jaune au XXe siècle.

Où est le vrai péril ? Faut-il craindre une inondation humaine qui submerge l’ancien continent et les pays neufs que les Européens avaient conquis à leur race ? Faut-il craindre, comme les Australiens elles Américains, une invasion pacifique de travailleurs jaunes, redoutables, par leurs qualités et leur peu de besoins ? Le péril est-il là ? Est-il ailleurs ?

« La Chine depuis des siècles était endormie ; mais la vie ne l’avait pas abandonnée. Elle fut réveillée par le canon européen. Le traité de Nankin, en 1842, ouvrait quatre nouvelles brèches dans la muraille d’exclusivisme : Amoy, Fou-tchéou, Ning-Po et Shang-Haï, — ajoutés à Canton, — formaient cinq points de contact entre la Chine et l’Occident. Cela commença à tirer la Chine de ses rêves saturniens. Mais il fallait plus encore pour l’éveiller tout à fait. Il fallait que le feu du palais d’Été lui brûlât les sourcils ; il fallait que le Russe atteignît, Kuldja, que le Français s’emparât du Tonkin… La Chine n’est déjà plus ce qu’elle était il y a cinq ans ; chaque rencontre, et surtout la dernière, en lui montrant sa faiblesse, lui a découvert en même temps sa force. » C’est le marquis Tseng qui parlait ainsi à la fin de 1886.

La Chine est réveillée : faut-il voir dans ce réveil un danger pour l’Occident ? « Non, répond-il ; les Chinois n’ont jamais été une race agressive : la Chine n’est pas dévorée de cette soif de conquêtes qui caractérise d’autres nations, et, contrairement à l’opinion généralement répandue en Europe, elle n’a nullement besoin de chercher dans d’autres contrées un déversoir nécessaire pour son trop-plein de population. »

L’étude attentive des faits confirme ces paroles du marquis Tseng. A y regarder de près, il semble bien que l’émigration n’est pas pour la Chine une nécessité vitale ; il semble même que l’Empire du Milieu pourrait, si la population était convenablement