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celle de combattre une mesure absurde, inique sans doute, mais faite pour flatter les passions du populaire dans l’un des états les plus puissans de l’Union.


III

Revenons à l’Australie : là, la mise en scène devait être double. Aux oreilles de l’électeur il fallait faire sonner le danger de l’invasion des travailleurs jaunes, les salaires réduits, la hideuse misère. Pour la métropole, — car enfin il fallait la gagner aussi, l’intéresser, l’apitoyer, — on jouerait un air différent. Sans aucun doute, il se trouverait là-bas bien des gens qu’une différence de quelques shillings sur les salaires payés aux antipodes passionnerait peu ; mais posez-vous en champions de la vertu britannique, en défenseurs de la pureté de la race anglo-saxonne, et la vieille Angleterre vibrera à l’unisson. Cette fois encore l’événement justifia les prévisions des politiciens coloniaux.

« Il est faux, écrit un colon, qu’il existe dans les colonies aucune prévention contre les prétendus vices du Chinois. Mais il est parfaitement certain que les plus vicieux d’entre les Européens y professent les plus insurmontables préventions contre leurs vertus. » Si le Chinois était aussi foncièrement vicieux qu’on le représente, comment expliquer que des centaines de résidens européens en Chine prennent des Célestes comme domestiques de confiance, qu’ils en lassent des bonnes d’enfant, et qu’ils ne craignent pas de souiller ainsi l’atmosphère morale de leur home ? Il semble que les hommes d’état australiens aient voulu emprunter aux provinces les plus arriérées de, la Chine leurs plus absurdes préjugés. Ne circule-t-il pas à travers l’Empire du Milieu un pamphlet intitulé : le Coup de mort aux doctrines corruptrices. L’auteur y attribue aux commerçans anglais et aux missionnaires chrétiens en Chine des pratiques obscènes, des vices sans nom ; il trouve naturellement des milliers de lecteurs crédules. »

Dans le Royaume-Uni, le signal donné, toutes les langues, toutes les plumes entrent en branle : quel bon philanthrope manquerait semblable occasion de placer l’inévitable sermon ou l’article en réserve qu’il tient toujours prêts, — foudroyant le vice et vengeant la vertu ? La presse métropolitaine frémit plusieurs mois sous l’effort de cette croisade courageuse. Elles abondent, les descriptions des lieux d’infamie où pullule et se vautre le Chinois malpropre et malsain, dans les quartiers écartés et malodorans de Sydney et de Melbourne ; on y promène les lecteurs à travers Lower-George-Street ou Little-Bourke-Street. Et le lecteur se sent pris d’une indignation puritaine, dont il se sait un gré tout particulier.