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de Richelieu, l’amiral Sidney Smith. Le cortège se rendit à l’église des Écossais, où avait lieu le service : sur le rempart, debout, tête nue, l’empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume étaient venus rendre un dernier hommage à l’ami de Catherine II, de Frédéric II. Après la cérémonie, on se dirigea vers la petite église de Kalemberg où le prince avait déclaré vouloir être inhumé. Au moment où l’on déposait le cercueil dans le tombeau, le soleil, perçant tout à coup l’épais brouillard, vint illuminer l’église et dorer les vitraux. Il sembla, dit Gentz, qu’il voulût aussi saluer une dernière fois ce favori de Dieu et des hommes.

Le XVIIIe siècle a vu mourir bien des choses, présidé à bien des métamorphoses, fait éclore, mûrir et fructifier bien des idées, il a beaucoup démoli et beaucoup reconstruit. Dans cette vieille société tout enivrée de la douceur de vivre, aussi aveugle au danger que ces Grecs du Bas-Empire qui n’avaient d’yeux que pour les acteurs du cirque, tandis que les barbares escaladaient les murailles et pénétraient dans la ville, dans ces salons de l’ancien régime, que la révolution va fermer brusquement, la science de la conversation avait produit ses fruits les plus exquis, consacré le règne aimable de la femme, et, en masquant les défauts, raffiné, embelli les vertus sociales : le tact, l’esprit, la politesse, la grâce ; la grâce, fleur de chevalerie, parfum subtil et rayonnant, élixir de civilisation, fait d’une foule de riens charmans, dans lequel viennent se fondre, comme dans une symphonie, toutes les notes du clavier humain : la voix, le geste, le sourire, la beauté, la bravoure, l’élégance et parfois la profondeur de l’âme. Au rebours des penseurs, les foules vont de l’absolu au relatif, de l’abstrait au concret ; au lieu de généraliser, elles particularisent ; elles ont besoin de symboles et d’emblèmes, de points de repère, de jalons sur les grandes routes de l’histoire, de noms qui représentent les qualités qu’elles admirent, les sentimens dont se compose la trame de la vie, avec lesquels elles se réjouissent, souffrent, meurent. Le prince de Ligne est un de ces emblèmes : au milieu de ses contemporains, aux yeux de la postérité, il apparaît comme l’arbitre de toutes les élégances, le premier par la grâce et l’art de plaire, supérieur à Ségur, à Boufflers eux-mêmes, et, tout compte fait, l’égal de Talleyrand, courtisan moraliste, écrivain incomplet, mais roi de la causerie écrite, ayant laissé des lettres et quelques portraits, qui, pour la verve, la vie et l’éclat, seront cités et relus aussi longtemps qu’il y aura des gens amoureux de l’esprit.


VICTOR DU BLED.