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simplicité dans ce qu’elle disait, avec les grandes choses qu’elle faisait, qui la rendait piquante ; elle riait d’une pauvreté, d’une citation, d’une bêtise et s’amusait d’un rien.

Elle s’accusait volontiers d’ignorance et se servait de cette prétention pour se moquer des médecins, des académies, des demi-savans et des faux connaisseurs. Ignorante en musique, en peinture, elle l’était assurément ; mais ses lettres abondent en traits profonds comme celui-ci : Le pourquoi du pourquoi serait bien agréable à connaître, et, malgré l’absence de coloris, de charme dans les détails, son histoire de Russie a quelque mérite. En littérature, elle ne voulait rien de triste, ni de trop délicat en quintessence d’esprit et de sentiment ; elle aimait le Plutarque d’Amyot, Montaigne, Le Sage, Molière et Corneille. « Racine n’est pas mon homme, avouait-elle, excepté dans Mithridate. Je suis une Gauloise du nord, je n’entends que le vieux français, je n’entends pas le nouveau. J’ai voulu tirer parti de vos messieurs les gens d’esprit en iste ; je les ai essayés, j’en ai fait venir ; je leur ai quelquefois écrit, ils m’ont ennuyée et ne m’ont pas entendue : il n’y a que mon bon protecteur Voltaire. Savez-vous que c’est lui qui m’a mise à la mode ? Il m’a bien payée du goût que j’ai pris toute ma vie à le lire, et il m’a appris bien des choses, en m’amusant. » La tsarine se montrait injuste envers les gens d’esprit en iste ; elle leur avait accordé quelques complimens, quelques subsides, et ils avaient, autant que Voltaire, fait l’opinion publique européenne en sa faveur. Toute sa vie elle excella à conclure d’excellens marchés. Un jour, le prince de Ligne s’amusa à lui prouver qu’elle savait par cœur Périclès, Lycurgue, Montesquieu, Locke, les beaux siècles de Rome, de la France, l’histoire de tous les pays, et il ajouta : « Puisque Notre Majesté le veut, je dirai d’elle ce que le laquais du père Griffet me disait de lui, en se plaignant de ce qu’il ne savait jamais où il posait sa tabatière, sa plume ou son mouchoir : Croyez-moi, cet homme n’est pas tel que vous le supposez ; hors sa science, il ne sait rien. »

Le prince écrivait à Catherine des lettres bien aimables où il donne aux reproches eux-mêmes une tournure de flatterie délicate et répand un encens très fin qui ne porte pas à la tête. Une fois par hasard l’impératrice reste six mois sans répondre, ce qui n’était pas arrivé depuis douze ans. Ligne se plaint et sait bien vite la prendre par son côté faible. Puisque sa majesté n’a rien à faire, puisque son petit ménage est si bien rangé, elle n’est presque pas excusable de l’oublier, dans l’oisiveté que lui donne son activité. Il n’a pas eu l’honneur de connaître les autres souverains de la Russie et conçoit très bien que leurs affaires les eussent empêchés d’écrire. L’un serait occupé de plans de campagne, l’autre de ses finances, un