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vendrais mon royaume et j’achèterais une bonne terre en France, pour en manger les revenus à Paris. »

L’entretien étant tombé sur les Français, Ligne les déclare capables de tout en temps de guerre ; mais pendant la paix on veut qu’ils ne soient pas ce qu’ils sont, et on veut qu’ils soient ce qu’ils ne peuvent pas être. « Mais quoi ! disciplinés ? reprend le roi ; ils l’étaient du temps de M. de Turenne. — Oh ! ce n’est pas cela ; ils ne l’étaient pas du temps de M. de Vendôme et n’en gagnaient pas moins des batailles, mais on veut qu’ils soient vos singes et les nôtres, et cela ne leur va pas. — C’est ce qui me semble ; j’ai déjà dit de leurs faiseurs qu’ils veulent chanter sans savoir la musique. »

Le prince de Ligne osa lui poser une question hardie sur la France. « Il y a de tout, dit-il, dans ce pays-là, qui mérite réellement d’être heureux. On prétend que votre Majesté a dit que, si l’on voulait faire un beau rêve, il faudrait… — Oui, c’est vrai, être roi de France. — Si François Ier et Henri II étaient venus au monde après votre Majesté, ils auraient dit : « Être roi de Prusse. » Et Ligne trace, chemin faisant, ce joli crayon du prince de Conti : « C’est un composé de vingt ou trente hommes. Il est fier, il est affable, ambitieux et philosophe tour à tour ; frondeur, gourmand, paresseux, noble, crapuleux, l’idole et l’exemple de la bonne compagnie ; n’aimant la mauvaise que par un libertinage de tête, mais y mettant beaucoup d’amour-propre ; généreux, éloquent, le plus beau, le plus majestueux des hommes, une manière et un style à lui ; bon ami, franc, aimable, instruit, aimant Montaigne et Rabelais, ayant quelquefois de leur langage ; tenant un peu de M. de Vendôme et du grand Condé ; voulant jouer un rôle, mais n’ayant pas assez de tenue dans l’esprit ; voulant être craint et n’étant qu’aimé ; croyant mener le parlement et être un duc de Beaufort pour le peuple ; peu considéré de l’un, et peu connu de l’autre ; propre à tout et capable de rien. Sa mère disait un jour de lui : « Mon fils a bien de l’esprit. Oh ! il en a beaucoup ; on en voit d’abord une grande étendue, mais il est en obélisque ; il va toujours en diminuant, à mesure qu’il s’élève, et finit par une pointe, comme un clocher. » L’auteur de ce pastel affectionna toujours les portraits ou caractères, cette grâce nouvelle de la conversation, genre mis à la mode par les Précieuses du XVIIe siècle, porté à sa perfection par Retz, La Bruyère, Saint-Simon, qui atteint sa grande vogue au XVIIIe siècle avec Mme de Lambert, Mme du Deffand, Sénac de Meilhan, Rivarol, Lévis, et tourne insensiblement à l’abus, à la caricature, pour devenir un instrument de combat aux mains des partis pendant la révolution. Il a survécu à celle-ci, mais se métamorphose de plus en plus ; rompant les limites étroites qu’on lui