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dégoûtée des excès de la révolution, qui la chassait de France, mais toujours pleine de haine contre les-Bourbons et l’ancien régime, elle devient, pendant son émigration, la reine de Londres comme elle avait été la reine de Paris avant 1789. Rentrée en France sous le consulat, elle voua un véritable culte à Napoléon, qu’elle plaçait au-dessus de tous les rois des temps passés ; il lui demandait parfois, en plaisantant : « Comment va la langue ? » La langue allait toujours son train, Dieu merci, et avec elle cette royauté des salons, ce goût de la repartie brusque, cet art des mots décisifs qui engagent, prolongent ou terminent une conversation. Le prince de Ligne ne la voyait plus depuis longtemps, et leur amitié avait dû se refroidir singulièrement. Il aimait la reine ; il admirait, sans l’aimer, Napoléon, et, peut-être n’avait-il pu apprendre, sans quelque amertume intime, le triomphe de Lauzun : le cœur de la marquise avait été en loterie ; il y avait mis, il avait perdu, et ces mésaventures s’oublient plus qu’elles ne se pardonnent. Et puis il estimait, comme Joseph II, que son métier était d’être royaliste : lui-même se proclamait un abus de son pays, s’en trouvait bien, et, gardait sans doute un peu rancune aux glands seigneurs et aux grandes dames qui, par amour-propre froissé, par esprit de vengeance, démolissaient les abus des bonnes et vraies monarchies, pour les remplacer par les abus de la révolution et du despotisme.


II

C’est chose peu aisée de suivre le prince de Ligne dans ses continuels voyages à travers l’Europe, de 1760 à 1790 : comme il a le fanatisme de la gloire, il a aussi le fanatisme des grands hommes, le sentiment de la patrie peu développé, ou plutôt il regarde comme sa patrie le pays où il aime, le pays où l’on se bat, où il plaît aux rois et aux reines, ses interlocuteurs préférés, cherche à faire de sa vie un rondeau, une fête perpétuelle de l’esprit et du cœur, il se définit lui-même sans façon : Français en Autriche, Autrichien en France, l’un ou l’autre en Russie. En six mois, il visitera Vienne, Berlin, Prague, Dresde, Varsovie, Cracovie, Pétersbourg, et au jour, à l’heure fixée par la reine Marie-Antoinette, rentrera à Paris, pour dîner avec elle chez la duchesse de Polignac, traîné par un carrosse de remise commandé avant son départ. Dans cet intervalle, il aura charmé Frédéric, tracé les jardins de l’évêque de Wilna qui voulait le faire roi de Pologne, enjôlé les palatins et nonces polonais, qui lui confèrent l’indigénat, rempli auprès de la tsarine les instructions de Joseph II, et n’aura oublié qu’une chose : réclamer les 400,000 roubles pour lesquels il a entrepris le voyage,