Ligne ne croit pas aux passions qu’on sait ne pouvoir jamais devenir réciproques ; quinze jours suffirent à le guérir de ce qu’il osait à peine s’avouer à lui-même. Besenval et Lauzun, qui se montrèrent moins délicats, furent vertement rabroués, apprirent à leurs dépens qu’on doit aimer une reine comme on aime une religieuse, une statue, une belle poésie, et qu’il n’était plus vrai de dire avec Mme de Luxembourg qu’il n’y avait que trois vertus en France : Vertubleu, Vertuchoux et Vertugadin.
En parlant des femmes et de l’amour. Ligne n’a point la véhémence de Rousseau, la sécheresse amère de La Rochefoucauld, l’âpreté sarcastique de Chamfort ; moins éloquent, moins profond que ceux-ci, il les domine par le bon ton, l’art des sous-entendus, et même par une certaine ironie bienveillante qui donne du relief à ses jugemens. Ses éloges sont particuliers, ses critiques générales, de telle sorte qu’une femme ne prend jamais celles-ci pour elle-même, et qu’elle a, au contraire, le plaisir de les appliquer à vingt femmes de sa connaissance ; avec Sénac de Meilhan et le vicomte de Ségur, il est le moraliste par excellence de l’amour, à la fin du XVIIIe siècle.
Et, d’abord, ceci est l’alphabet de cette science, Ligne distingue mille variétés dans l’amour. On nomme toujours celui-ci, comme s’il n’y en avait qu’un, mais il y en a une centaine de milliards, car chacun a le sien, comme chacun a son visage qui ne ressemble pas à un autre visage. Occupé, épris, aimant, amoureux, amant passionné, fanatique, Voyez ce que chacun de ces mots peut produire encore de différences imperceptibles ; Voyez les effets des coutumes, des préjugés, des climats et des sexes ; chacun nomme son cœur, mais l’habille à sa façon. Il y a l’amour poète, l’amour journaliste ou journalier, c’est-à-dire qui rend compte de tout, tant il est minutieux. Il y a l’amour financier, qui est le plus mauvais genre ; l’amour théâtral qui est le plus dangereux : l’amour de la galerie qui est le plus fat, l’amour de maintien, de circonstance ou d’oisiveté. Ligne semble ici précurseur de Stendhal, qui pourrait bien lui avoir emprunté quelques-unes de ses théories.
Est-il vrai maintenant que le jour où on n’aime pas davantage, on aime moins, comme, dans les empires, on va toujours en dégringolant dès qu’on atteint le plus haut degré île gloire et de force ; et