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inspectait des troupes, il y va avec une trentaine de ses officiers les mieux tournés ; on boit, on joue, on rit ; libre pour la première fois, le comte d’Artois ne savait comment profiter de cette liberté : il exige que Ligne vienne à Versailles ; séduit par son bon cœur et sa franchise, celui-ci reparait à la cour, où désormais il passera tous les ans cinq mois presque de suite.

Auparavant, il avait plusieurs fois revu Paris, et, à force de grâce et d’esprit, désarmé les préventions des plus difficiles. — Mme du Deffant, qui le juge d’abord un peu dédaigneusement, qui l’appelle le Gilles de Boufflers, finit par lui rendre pleine justice. Grimm lui cherche noise à propos de sa lettre à Jean-Jacques. Ligne avait fait la connaissance de l’auteur d’Emile de la manière la plus piquante : il ne savait pas encore, en montant l’escalier, comment il s’y prendrait pour l’aborder ; mais il se fiait à son instinct. — Il entre et feint de se tromper. « Qu’est-ce que c’est ? demande Jean-Jacques. — Monsieur, pardonnez ; je cherchais M. Rousseau de Toulouse, celui qui fonda le journal encyclopédique de Bouillon. — Je ne suis que Rousseau de Genève. — Ah ! oui, ce grand herboriseur ! Je le vois bien. Ah ! mon Dieu ! que d’herbes et de gros livres ! Ils valent mieux que tout ce qu’on écrit. Est-il vrai que vous soyez si habile à copier la musique ? » — Rousseau sourit presque, lui montre sa pervenche, va chercher des petits livres en long, et dit : « Voyez comme cela est propre ! » Et il se met à parler de la difficulté de ce travail, et de son talent en ce genre, comme Sganarelle de celui de faire des fagots. Le malicieux visiteur demande s’il n’a pas pris ces deux genres d’occupations serviles pour éteindre le feu de sa brûlante imagination. « Hélas ! répond Rousseau, les autres occupations que je me donnais pour m’instruire et instruire les autres ne m’ont fait que trop de mal. » Et le voilà qui quitte sa musique, sa pervenche et ses lunettes, parcourt toutes les nuances de ses idées avec une justesse qu’il perdait quelquefois dans la solitude, et les entremêle de maximes sophistiques lorsque son hôte s’avise de pousser cette objection : « Si cependant M. Hume a été de bonne foi ? »

Cependant sa vilaine femme l’interrompait par des questions saugrenues sur le linge, ou la soupe ; il lui répondait avec douceur et aurait ennobli un morceau de fromage s’il en avait parlé. Enfin, après un silence de vénération, Ligne quitta le galetas, séjour des rats, mais sanctuaire du génie. Rousseau se leva, le reconduisit avec une sorte d’intérêt et ne lui demanda pas son nom.

Il ne l’aurait jamais su, remarque modestement le grand seigneur, si dans la société intime du prince de Condé, il n’avait appris qu’on voulait inquiéter Jean-Jacques. Aussitôt il lui écrit cette lettre un peu maniérée sans doute, à propos de laquelle Grimm