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nous allâmes prendre de ses nouvelles, quelques heures après, il parla de cette alerte avec une indifférence qui n’était pas feinte, du ton qu’on avait droit d’attendre chez un vieux soldat du Caucase. Depuis lors, le Président eut presque toujours la coquetterie de sortir seul, en congédiant l’escorte de cosaques et de policiers que les circonstances avaient imposée à ses prédécesseurs. Il procéda lui-même à l’interrogatoire de Molodetzky et le fit pendre dans les quarante-huit heures, en plein jour, sur une des places de la capitale. On augura bien de cette fermeté expéditive ; elle accentua le prix des réformes libérales qu’il laissait entrevoir. Une concession libérale parait toujours plus large quand elle suit une pendaison.

Quelles allaient être ces concessions? Qu’y avait-il au fond du libéralisme dont on faisait crédit à Loris-Mélikof? Chacun parlait avec confiance de l’ère nouvelle ; mais on aurait également embarrassé les « organes de l’opinion » et les détenteurs du pouvoir, si on leur eût demandé une formule pratique, des programmes définis. D’un côté, des aspirations vagues ; de l’autre, la bonne volonté vague de satisfaire ces aspirations. Jamais on n’entendit un plus grand bruit de mots creux. Mots obscurs, en outre ; ce que l’on concevait mal ne s’énonçait pas clairement; une longue habitude de crainte empêchait la presse russe de nommer par leurs noms les choses désirées. Un lecteur mal initié à son vocabulaire cauteleux n’eût pas compris ce qu’elle demandait, dans un déluge de circonlocutions et d’euphémismes. On nous empruntait « le couronnement de l’édifice ; » comme le faisaient remarquer avec une certaine raison les journaux de Moscou, champions de l’école traditionnelle, il était assez difficile de couronner un édifice qui n’existait pas. On réclamait « le développement légal, » et cela signifiait une constitution. Quelle constitution? Peu importait : pour les commençans politiques, ce terme a une vertu cabalistique, indépendante du sens qu’on lui donne. Nous sommes toujours esclaves du baralipton ; un jour les historiens de l’esprit humain constateront que l’instrument scolastique a reparu de notre temps, remis à neuf pour de nouvelles applications ; le XIXe siècle l’a ajusté aux idées sociales avec autant de naïveté et d’excès que les écolâtres du moyen âge, quand ils l’adaptèrent aux idées philosophiques et religieuses.

Ne pouvant changer tout d’un coup la forme du gouvernement, Loris en changeait du moins les procédés. Dans la pratique, il se montrait libéral au sens ancien du mot, c’est-à-dire humain, accommodant, soucieux des droits de chacun. Il s’efforçait de limiter les vexations qu’entraîne l’état de siège, de restreindre les poursuites exercées contre les gens suspects de nihilisme ; il relâchait tous ceux qui n’avaient pas à leur dossier des charges précises. Les