Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pendant la guerre de sept ans, il se distingue partout où il se trouve : à Collin, à Breslau, à Leuthen, à Hochkirch ; en 1757, il reçoit de Marie-Thérèse elle-même le brevet de colonel accompagné de ces paroles flâneuses : « Je vous ai fait colonel du régiment de votre père ; j’entends mal mes intérêts. Vous m’avez fait tuer un bataillon la campagne passée, n’allez pas à présent m’en faire tuer deux. L’État et moi, nous voulons vous conserver. » — Le jeune colonel, ayant fait part de sa nomination à son père, en obtint cet étrange compliment : « Il était déjà assez malheureux pour moi, monsieur, de vous avoir encore pour fils, sans avoir le malheur de vous avoir pour mon colonel. » — « Monseigneur, répliqua celui-ci, l’un et l’autre ne sont pas ma faute, et c’est à l’empereur que votre altesse doit s’en prendre pour le second malheur. »

Entre temps, il a épousé la princesse de Liechtenstein, et la manière dont s’accomplit le mariage ne contribue pas sans doute à lui inculquer le respect d’une institution qui semblait alors délabrée, atteinte de caducité irrémédiable. Le vieux maréchal le conduit à Vienne dans une maison où il y a quantité de jolies figures épousées ou à épouser : il ne savait si c’était sa belle-mère, une tante, ou les jeunes petites personnes qu’on lui destinait. Huit jours après, âgé de vingt ans, il mène à l’autel sa petite femme âgée de quinze ans : ils ne s’étaient rien dit encore. Ligne, pendant quelques semaines, trouva la chose bouffonne, puis indifférente. Au milieu des fêtes données à cette occasion, un mauvais présage vint alarmer les païens des époux : on avait imaginé, comme emblème, de réunir, dans un feu d’artifice, deux cœurs enflammés. La coulisse sur laquelle ils devaient glisser manqua : « Le cœur de ma femme partit et le mien resta là, » dit le prince. Le contraire eût été plus prophétique : son cœur allait, avec lui, faire le tour de l’Europe, car il ne se piquait de fidélité, ni envers sa femme, ni envers ses maîtresses, n’aimant de l’amour que les commencemens, chercheur éternel de l’éternel féminin, poussé sans cesse, par son génie aimable, vers de nouveaux mirages de bonheur. Du moins rapporte-t-il de temps en temps à sa femme quelques fragmens de ce cœur cosmopolite ; et, au rebours de ces hommes d’esprit qui réservent leurs grâces pour le monde et leur méchante humeur pour la famille, se montre-t-il aussi charmant à Bel-Œil que dans les cours et les boudoirs des grandes dames ; il ne se sent ni assez moral, moraliste et moralisateur pour prêcher, et sa morale consiste à rendre tout le monde heureux autour de lui.

Après la victoire de Marxen (novembre 1759), Marie-Thérèse le choisit pour porter la nouvelle à Louis XV. Il réussit à merveille, on admire qu’il sache si bien le français et danse à ravir le menuet, cette danse aristocratique qu’il appelle quelque part : une grâce