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les petits métiers, de toutes les petites industries qu’elles eussent pu féconder, et on les emploiera uniquement à grossir la dette de l’état. Ces ressources extraordinaires pousseront l’état à accroître ses dépenses extraordinaires, il en a été ainsi en France pour les 2 milliards 1/2 de fonds des caisses d’épargne. Si l’état n’avait pas recueilli chaque année les 200 ou 300 millions de nouveaux dépôts, qu’il dépensait comme, des emprunts occultes, s’il avait été obligé, pour recueillir ces sommes, de faire directement appel au public il est certain que le gaspillage gouvernemental eût été beaucoup moindre.

Nous allons clore ici ces études, qu’on pourrait étendre encore, sur les ambitions et les faiblesses de l’état moderne. Oubliant son origine, sa nature et son objet spécial, qui est d’être un appareil militaire, diplomatique et judiciaire, l’état moderne se disperse, s’épuise et s’affaiblit dans des domaines variés d’où il tend à expulser les associations libres. Il y perd en cohésion et en autorité : il devient une proie de plus en plus tentante pour les intrigans et les fanatiques. En diminuant les habitudes d’action collective libre, il tend à jeter la société dans l’engourdissement et l’hébétement. A la longue, il ferait singulièrement reculer la civilisation. C’est une erreur de croire que la rétrogradation pour les sociétés n’est pas possible. L’histoire enregistre, au contraire, beaucoup de phénomènes de ce genre. L’Europe occidentale et méridionale a prodigieusement reculé sous le coup de l’invasion et, de la domination des barbares. Un recul du même genre, sous l’action persistante et prolongée de la tyrannie d’état, n’est pas en dehors des éventualités possibles. La civilisation, c’est-à-dire ce développement presque ininterrompu dans les sociétés humaines du bien-être, des connaissances scientifiques, de la liberté et de la justice, ne peut être sauvegardée et accrue que par les moyens qui l’ont fait naître : à savoir la liberté personnelle, l’initiative individuelle, la fécondité des associations privées, civiles et commerciales. En face des ardentes et jeunes sociétés du monde nouveau et des vieux peuples de l’extrême Orient qui se réveillent, prenons garde de perdre ces biens précieux. Toute notre supériorité dans le passé et dans le présent leur est due. L’organisme bureaucratique et coercitif de l’état, qui n’a plus même le mérite, sous le régime démocratique, d’avoir de la cohésion et de l’esprit de suite, ne peut, en s’étendant en dehors de sa sphère naturelle, que mettre partout l’uniformité à la place de la variété, l’engourdissement à la place de la vie.


PAUL LEROY-BEAULIEU.