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qui ne peuvent laisser longtemps sans emploi un vaste matériel, qui ont à exécuter des commandes, sous peine de dédits onéreux, qui sont pressés de tous côtés par la concurrence, soit intérieure, soit étrangère. L’argument de cette prétendue faiblesse de l’ouvrier relativement au patron a le tort de correspondre à une situation ancienne qui a depuis longtemps disparu. La contradiction n’est pas moindre entre la tutelle industrielle où l’état moderne placerait l’ouvrier et la souveraineté politique qu’il lui reconnaît : quand l’ouvrier doit traiter avec un patron, il serait incapable de discerner son intérêt ou de le défendre ; quand il s’agit de la direction générale de la nation, l’ouvrier posséderait, au contraire, la capacité la plus incontestable, la liberté la plus absolue. Mineur pour se conduire lui-même, majeur pour conduire les affaires publiques, voilà ce que la législation ferait de l’ouvrier.

Les faits, non moins que le droit, protestent contre l’intervention de l’état dans le travail des adultes majeurs, quel que soit leur sexe. C’est l’universalité du couvre-feu que l’on demande : dormez, habitans de Paris, ou plutôt de la France, à partir de huit ou de neuf heures du soir ; reposez-vous à telles heures. Comment faire appliquer de pareilles injonctions non-seulement dans les grandes usines, mais dans tous les ateliers minuscules, dans toutes les campagnes, à tous les foyers ? Si l’on n’applique cette législation qu’aux fabriques, c’est-à-dire en général aux travaux qui s’opèrent dans les meilleures conditions de salubrité, il y a là une inégalité flagrante. Si l’on veut, au contraire, généraliser l’interdiction, à quelles impossibilités ne se heurte-t-on pas ? Voici le petit propriétaire rural, qui aime à la folie sa vigne ou son champ, irez-vous le détourner d’y travailler en été depuis l’aube jusqu’au coucher du soleil ? l’empêcherez-vous de se faire aider soit par sa femme, soit par ses enfans ? Jamais le petit propriétaire rural n’a demandé qu’on fixât la journée de travail à onze heures, ou à dix, ou à neuf, ou à huit. De même pour l’ouvrier fabricant isolé, ce que l’on appelle le petit producteur industriel autonome, l’ouvrier à façon ; il en existe encore ; lui et sa famille ne lésinent pas sur leurs heures de travail quand l’ouvrage donne. Comment concevoir que la loi vienne le condamner à une demi-oisiveté et lui arracher parfois le pain de la bouche ?

A quelle limite l’état arrêterait-il sa réduction des heures de travail pour les adultes ou les majeurs ? Dans un champ aussi divers, aussi varié que l’industrie moderne, peut-il y avoir une commune mesure ? Les uns voudraient la journée de onze heures ; d’autres réclament à grands cris celle de dix ; d’autres encore celle de neuf ; un plus grand nombre prétendent obtenir de la loi la journée de huit heures. Ainsi l’élément le plus flâneur de