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celle des hommes ; et elle est largement compensée par la différence de salaire. Aussi l’industriel trouve-t-il son profit à cette substitution croissante : l’emploi de plus en plus général des enfans et des femmes dans les manufactures en fournit la preuve. L’égoïsme du chef de famille contribue au développement de cette organisation, parce qu’il commence par en profiter, quoiqu’il doive bientôt en souffrir. Il y trouve d’abord une augmentation des ressources du ménage ; mais ce n’est que le fait initial ; car, toujours d’après l’opinion que nous exposons, le chef de famille va bientôt se trouver évincé de la fabrique ou y voir son salaire tomber par suite de l’introduction, qu’il a imprudemment favorisée, de ces travailleurs au rabais.

Tout un cortège de conséquences désastreuses accompagne cette situation : on prend soin de décrire pathétiquement l’affaiblissement des forces de l’enfant dont la croissance s’arrête ou est entravée, les maladies chroniques contractées dès le premier âge, tout au moins des prédispositions à toute espèce d’affections qui deviennent héréditaires, les dommages moraux non moindres que les matériels, l’atrophie de l’intelligence, la souillure de l’âme enfantine au contact d’ouvriers plus âgés. Puis on passe à la femme : on montre que sa constitution fragile, sujette à de périodiques épreuves, n’est pas faite pour l’implacable rigueur de l’atelier mécanique ; que la génération qu’elle enfante est nécessairement faible et mal constituée, que son ménage est délaissé, devient sordide et misérable : on va même parfois jusqu’à conclure que son chétif salaire industriel ne compense pas le dommage causé à l’économie de la maison par l’abandon du foyer ; on s’étend sur les dangers de la promiscuité des sexes ; puis, on fait entrevoir les générations futures atteintes de dégénérescence physique et de démoralisation précoce. Comme ce régime a été inauguré il y a environ trois quarts de siècle, et qu’il est devenu très général depuis quarante années déjà, l’on est tout surpris, après ces émouvantes lectures, de voir, d’après les statistiques irrécusables, qu’en tout pays européen la vie moyenne s’est prolongée.

La longueur de la journée de travail et le travail de nuit n’auraient pas des effets moins terribles que ceux qu’on nous décrivait tout à l’heure et qui, par une singulière anomalie, ne laissaient cependant aucune trace sur les statistiques vitales. Chaque fabricant est entraîné, nous assure-t-on, par cette implacable loi de la concurrence, la farouche et impitoyable dominatrice du monde moderne, à accroître la durée de la journée de travail jusqu’à la limite extrême. Parfois même il fait deux équipes, l’une qui travaille le jour et la seconde la nuit. Le mari est souvent dans une de ces équipes et la femme dans l’autre, de sorte que pendant les jours et les nuits