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militaire : tous les jeunes gens arrivés à l’âge requis tirent à la conscription et partent tour à tour, selon l’ordre fixé par leur numéro de tirage[1]. Mais Napoléon est un créancier intelligent ; il sait que cette dette est « la plus affreuse et la plus détestable pour les familles », que ses débiteurs sont des hommes réels, vivans et partant divers, qu’un chef d’Etat doit tenir compte de leurs différences, je veux dire de leur condition, de leur éducation, de leur sensibilité, de leur vocation, que, non-seulement dans leur intérêt privé, mais encore dans l’intérêt public, non-seulement par prudence, mais aussi par équité, on ne doit pas les astreindre Ions, indistinctement, au même métier machinal, à la même corvée manuelle, à la même servitude prolongée et indéfinie de l’aine et du corps. Déjà, sous le Directoire, la loi avait dispensé les jeunes gens mariés et les veufs ou divorcés qui étaient pères[2] ; Napoléon dispense aussi

  1. Loi du 8 fructidor an XIII, article 10. — Pelet de La Lozère, 229. (Paroles de Napoléon au Conseil d’État, 29 mai 1804.) — Pelet ajoute : « Le temps du service ne fut pas déterminé… On était, par le fait, exilé de ses foyers pour toute sa vie, et cet exil avait un caractère de perpétuité désolant… Sacrifice entier de l’existence… Moisson annuelle de jeunes gens arrachés à leurs familles pour être envoyés à la mort. » — Archives nationales, F7 3014. (Comptes-rendus par les préfets, 1806.) Dès cette date, et même dès l’origine, on constate l’extrême répugnance, qui n’est surmontée que par les moyens extrêmes de contrainte… (Ardèche.) « Si l’on jugeait de l’état du pays par les résultats de la conscription, on pourrait s’en faire une mauvaise idée. » — (Ariège.) « A Brussac, arrondissement de Foix, 4 ou 5 individus s’armèrent de pierres et de couteaux pour procurer l’évasion d’un conscrit arrêté par la gendarmerie… La garnison fut mise dans cette commune. — A Massat, arrondissement de Saint-Girons, quelques brigades de gendarmerie se rendant dans cette commune pour y établir la garnison, afin d’accélérer le départ des conscrits réfractaires, furent assaillies à coups de pierres ; on tira même un coup de fusil sur cette troupe… La garnison fut mise dans ces hameaux, comme dans le reste de la commune. — Dans la nuit du 16 au 17 frimaire dernier, 6 individus étrangers se présentèrent devant la maison d’arrêt de Saint-Girons et réclamèrent à hauts cris Gouazé, conscrit déserteur, condamné. Le geôlier étant descendu, ils se jetèrent sur lui et l’accablèrent de coups. » — (Haute-Loire.) « La colonne mobile continue à se diriger simultanément contre les réfractaires et désobéissans des classes des années 9, 10, 11, 12 et 13, et contre les retardataires de celle de l’an XIV, sur laquelle il reste encore à fournir 134 hommes. — (Bouches-du Rhône.) « 50 marins déserteurs et 85 déserteurs ou conscrits des différentes classes ont été arrêtés. » — (Dordogne.) « Sur 1,353 conscrits, 134 ont manqué à leur destination ; 124 réfractaires ou déserteurs du pays et 41 autres ont été arrêtés ; 81 conscrits se sont rendus librement par l’effet de la garnison placée chez eux ; 186 ne se sont pas rendus. Sur 892 conscrits de l’an XIV mis en marche, 101 ont déserté en route. » — (Gard.) « 76 réfractaires ou déserteurs arrêtés. » — (Landes.) « Sur 406 hommes partis, 51 ont déserté en route, etc. » — La répugnance s’aggrave de plus en plus. (Cf. les comptes-rendus analogues de 1812 et 1813, F7,3018 et 3019, le Journal d’un bourgeois d’Evreux, p. 150 à 214, et l’Histoire de 1814, par Henry Houssaye, p. 8 à 24.)
  2. Loi du 19 fructidor an VI.