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A saisies par force ; toutes ces vies, à partir de la vingtième année, appliquées au même métier manuel et meurtrier, y compris les plus impropres à cette besogne cl les mieux adaptées aux autres emplois, y compris les plus inventives et les plus fécondes, les plus délicates et les plus cultivées, y compris celles que distingue un talent supérieur, dont la valeur sociale est presque infinie, et dont l’avortement forcé ou la fin précoce est une calamité pour l’espèce humaine. — Tel est le fruit terminal du régime nouveau ; l’obligation militaire y est la contre-partie et comme la rançon du droit politique ; le citoyen moderne peut les mettre en balance, comme deux poids. Il place dans le premier plateau sa prérogative de souverain, c’est-à-dire, au fait et au prendre, la faculté de donner, tous les quatre ans, un vote sur dix mille, pour nommer ou ne pas nommer un député sur six cent cinquante. Il place dans le second plateau sa charge effective et positive, trois, quatre ou cinq ans de caserne et d’obéissance passive, ensuite les vingt-huit jours, puis les treize jours de rappel sous les drapeaux, et, pendant vingt ans, à chaque bruit de guerre, l’attente anxieuse du commandement qui lui mettra le fusil en main, pour tuer de sa main ou être tué lui-même. Probablement il finira par constater que les deux plateaux ne sont pas en équilibre, et qu’un droit si creux compense mal une corvée si pleine.

Bien entendu, en 1789, il ne prévoyait rien de semblable ; il était optimiste, pacifique, libéral, humanitaire ; il ne connaissait ni l’Europe, ni l’histoire, ni le passé, ni le présent ; quand la Constituante l’a fait souverain, il s’est laissé faire ; il ne savait point à quoi il s’engageait, il ne croyait pas donner sur lui une si grosse créance. Mais, en signant le contrat social, il l’a souscrite ; en 1793, elle s’est trouvée exigible, la Convention l’a fait rentrer[1], et voici Napoléon qui la régularise. Désormais tout mâle adulte et valide doit la dette du sang ; plus d’exemptions[2] en fait de service

  1. Baron Poisson, l’Armée et la Garde nationale, III, 475. (Résumé.) « La tradition populaire a fait, du volontaire de la République, un personnage de convention, qui ne peut être admis par l’histoire… 1° Le premier contingent volontaire, demandé au pays, fut de 97,000 hommes (1791). 60,000 enthousiastes répondirent à cet appel, s’enrôlèrent pour un an et accomplirent cet engagement ; mais nulle considération ne put ensuite les retenir sous les drapeaux. 2° Second appel de volontaires en avril 1792. Rien que des levées confuses, partielles, faites à prix d’argent, la plupart des gens sans aveu, de rebut et sans consistance devant l’ennemi. 3° Recrutement de 300,000 hommes, qui échoue en partie ; le réquisitionnaire peut toujours s’exempter en fournissant un remplaçant. 4° Levée en masse de 500,000 hommes, qu’on appelle des volontaires, mais qui sont de vrais conscrits. »
  2. Mémorial (paroles de Napoléon au Conseil d’État). « Je suis intraitable sur les exemptions ; elles seraient des crimes ; comment charger sa conscience d’avoir fait tuer l’un à la place de l’autre ? » — « La conscription était la milice sans privilège : c’était une institution éminemment nationale et déjà fort avancée dans nos mœurs. Il n’y avait que les mères qui s’en affligeassent encore, et le temps serait venu où une fille n’eût pas voulu d’un garçon qui n’eût pas acquitté sa dette envers la patrie. »