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sont que des dizaines de mille, non seulement les gens aisés, qui ne sont que des centaines de mille, mais aussi les demi-pauvres et les pauvres qui sont par millions et par dizaines de millions. C’est pourquoi, parmi les marchandises dont la vente lui profitera, il a soin de mettre des denrées que tout le monde achète, par exemple, le sel, le sucre, le tabac, les boissons qui sont d’un usage universel et populaire. Cela fait, suivez les conséquences, et, sur toute la surface du territoire, dans chaque ville ou village, regardez la boutique du débitant. Tous les jours et toute la journée, les consommateurs s’y succèdent ; incessamment leurs gros sous, leurs petites pièces blanches sonnent sur le comptoir ; et, dans chaque petite pièce, dans chaque gros sou, il y a pour le fisc tant de centimes : c’est là sa part, et il est bien sûr de l’avoir, car il la tient déjà, il l’a touchée d’avance. Au bout de l’année, ces innombrables centimes font dans sa caisse un tas de millions, autant et plus de millions qu’il n’en récolte par l’impôt direct.

Et cette seconde récolte a bien moins d’inconvéniens que la première : elle en a moins pour le contribuable qui la subit, et pour l’Etat qui la fait. — Car d’abord le contribuable souffre moins. Vis-à-vis du fisc, il n’est plus un débiteur simple, contraint de verser telle somme à telle date ; ses versemens sont facultatifs ; ni la date ni la somme ne lui sont prescrites ; il ne paie qu’en achetant, et à proportion de ce qu’il achète, c’est-à-dire quand il veut et aussi peu qu’il veut. Il est libre de choisir son moment, d’attendre que sa bourse soit moins plate ; rien ne l’empêche de réfléchir avant d’entrer chez le débitant, de compter dans sa poche ses gros sous et ses pièces blanches, de préférer d’autres dépenses plus urgentes, de réduire sa consommation. S’il ne va pas au cabaret, sa quote-part, dans les centaines de millions que produit l’impôt sur les boissons, est presque nulle ; s’il s’abstient de fumer et de priser, sa quote-part, dans les centaines de millions que produit l’impôt sur le tabac, est nulle : par cela seul qu’il est économe, prévoyant, bon père de famille et capable de se priver pour les siens, il échappe aux ciseaux du fisc. D’ailleurs, quand il s’y livre, il n’est guère tondu qu’à fleur de peau ; tant que la douane et le monopole ne prélèvent rien sur les objets qui lui sont physiquement indispensables. comme le pain en France, l’impôt indirect n’entame pas sa chair : à l’ordinaire, les droits fiscaux ou protecteurs, notamment les droits qui renchérissent le tabac, le café, le sucre et les boissons, rognent, non sur sa vie, mais sur les agrémens et les douceurs de sa vie. — Et, d’autre part, dans la perception de ces droits, le fisc peut cacher sa main ; s’il entend son métier, son opération antérieure et partielle disparait sous l’opération totale qui l’achève et la recouvre ; il se dissimule derrière le marchand. L’acheteur qui