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en hâte pour renforcer le cordon de troupes autour du lieu maudit ; l’Allemagne établissait des quarantaines rigoureuses sur les frontières russes ; toutes les transactions étaient suspendues. Dans l’hôpital de Pétersbourg, les sommités médicales constataient au premier cas, celui du paysan Naoum Procofief. Pendant trois jours, le nom du mort fut célèbre, il n’y eut pas d’autre sujet d’articles et de conversation, chacun faisait ses malles en tremblant. L’alerte pétersbourgeoise finit par un éclat de rire homérique, le rire des gens qui ont eu bien peur ; le 16 février, le Moniteur officiel annonçait en termes embarrassés qu’après enquête et contre-enquête, le décès de Naoum Procolief devait être attribué à un mal venu d’Amérique et non du Volga. Néanmoins les nouvelles de Vetlianka étaient chaque jour plus effrayantes. Le premier remède à tous les fléaux, c’est la nomination d’un général-gouverneur avec de pleins pouvoirs. Le gouvernement résolut d’administrer ce remède. La commission ne tentait personne : Loris la sollicita, et tous les regards suivirent le vainqueur de Kars qui partait pour combattre la peste.

Arrivé sur les lieux, il trouva un village de pêcheurs comme on en voit aux environs d’Astrakhan, bâti littéralement sur des monceaux de poisson pourri. Des fièvres très malignes décimaient ces pauvres Cosaques. Quelques mesures d’assainissement eurent assez vite raison de l’épidémie. Il y avait deux jeux pour le général-gouverneur. Le vieux jeu administratif eût été de faire durer sa fonction, de grossir les alarmes, puis de les dissiper lentement, et de revenir à Pétersbourg avec le prestige de la victoire, après une lutte héroïque où il aurait risqué cent fois sa vie. Loris préféra le jeu moderne, la vérité dite simplement. Quatre ou cinq télégrammes d’une gradation savante, des modèles du genre, suffirent pour apaiser la panique, pour faire pénétrer dans tous les esprits la conviction qu’il n’y avait jamais eu de peste. De ce jour, le général devint l’idole des marchands russes, gravement éprouvés par l’arrêt des affaires. Il avait en outre pris le contact direct avec l’opinion, il l’avait habituée à se régler sur des communications signées par lui.

Rentré à Pétersbourg, il y trouva les imaginations troublées par un autre fléau, plus sérieux que la peste : le nihilisme. C’était le moment où les attentais se multipliaient. Celui de Solovief, qui tira cinq coups de revolver sur l’empereur, le 2 avril 1879[1], mit le

  1. Il m’a paru préférable de maintenir à l’ancien style toutes les dates mentionnées dans ce récit. Plusieurs sont liées à des événemens historiques pour la Russie ; leur transposition aurait l’inconvénient de changer des désignations traditionnelles. On sait qu’il faut les majorer de douze jours pour les rapporter à notre calendrier.