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il en souffre et ne s’y soumet que par contrainte. Quand l’opération est faite sur lui par des mains étrangères, il s’y résigne, bon gré mal gré ; mais, qu’il se la fasse lui-même, spontanément et de ses propres mains, il n’y faut point songer. D’autre part, percevoir l’impôt direct selon les prescriptions de la justice distributive, c’est pratiquer sur chaque contribuable une amputation proportionnée à son volume, ou du moins à sa surface ; le calcul est délicat, et ce ne sont pas les patiens qu’il faut en charger : car. non-seulement ils sont chirurgiens novices et calculateurs inhabiles, mais encore ils sont intéressés à calculer faux. On leur a commandé de prélever sur leur groupe tel poids total de substance humaine, et de fixer à chaque individu, plus ou moins gros, le poids, plus ou moins grand, qu’il doit fournir ; chacun d’eux comprend très vite que, plus on coupera sur les autres, moins on coupera sur lui : or chacun d’eux est plus sensible à sa souffrance, même médiocre, qu’à la souffrance d’autrui, même excessive : partant, chacun d’entre eux, fût-il gros et son voisin petit, est enclin, pour diminuer injustement d’une once son sacrifice propre, à augmenter injustement d’une once le sacrifice de son voisin. — Jusqu’ici, dans la construction de la machine fiscale, on n’avait pas su ou on n’avait voulu tenir compte de ces sentimens si naturels et si forts ; par négligence ou par optimisme, on avait introduit le contribuable dans le mécanisme en qualité de premier agent, avant 1789 en qualité d’agent responsable et contraint, après 1789 en qualité d’agent volontaire et bénévole. C’est pourquoi, avant 1789, la machine était malfaisante, et depuis 1789 impuissante ; avant 1789, son jeu était presque meurtrier[1] ; depuis 1789, son rendement était presque nul[2]. — Enfin. Voici des opérateurs indépendans, spéciaux et compétens, éclairés par des informateurs locaux, mais soustraits aux influences locales, tous nommés, payés, appuyés par le gouvernement central, astreints à l’impartialité par le recours du contribuable au conseil de préfecture, astreints à la régularité par la vérification finale d’une cour des comptes, intéressés par leur cautionnement et par des bénéfices au recouvrement intégral des contributions échues et au versement prompt des contributions perçues, tous, percepteurs, contrôleurs, directeurs, inspecteurs et receveurs généraux, lions comptables, surveillés par de bons comptables, maintenus dans le devoir par la crainte, avertis que les malversations, lucratives sous le

  1. L’Ancien Régime, 457 à 468.
  2. La Révolution, I, 359 à 364. — Stourm. ibid., 168 à 171. (Discours de Bénard-Lagrave aux Cinq-cents, 11 pluviôse an IV.) « On ne peut se dissimuler que, depuis quelques années, on a voulu s’habituer à ne plus payer d’impôts. »