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encore le gentilhomme, le grand seigneur, le prélat et le roi lui-même[1], chacun dénonçant les privilèges d’autrui qui lui faisaient tort, sans songer que ses privilèges faisaient tort à autrui, chacun voulant, dans le gâteau public, diminuer la part d’autrui et garder la sienne, tous d’accord pour alléguer le droit naturel et pour réclamer ou accepter en principe la liberté et l’égalité, mais tous d’accord par un malentendu, unanimes seulement pour détruire ou laisser détruire[2], tant qu’enfin, l’attaque étant universelle et la défense étant nulle, c’est l’ordre social tout entier qui péril avec ses abus.

Aussitôt les mêmes abus avaient reparu, et la justice distributive manquait dans la France révolutionnaire encore plus que dans la France monarchique. Par une transposition soudaine, les préférés de l’ancien régime étaient devenus les disgraciés, et les disgraciés de l’ancien régime étaient devenus les préférés ; la faveur injuste et la défaveur injuste avaient subsisté, en changeant d’objet. Avant 1789, la nation subissait une oligarchie de nobles et de notables ; depuis 1789, elle subissait une oligarchie de jacobins, grands ou petits. Avant, la Révolution, il y avait en France trois ou quatre cent mille privilégiés qu’on reconnaissait à leurs talons rouges ou à leurs souliers à boucles d’argent ; depuis la Révolution, il y avait en France trois ou quatre cent mille privilégiés qu’on reconnaissait à leur bonnet rouge et. à leur carmagnole. Privilégiés entre tous, les trois ou quatre mille nobles vérifiés, présentés et d’antique race, qui, en vertu de leurs parchemins, montaient dans les carrosses du roi, avaient eu pour successeurs les

  1. Discours prononcé par l’ordre du roi et en sa présence, le 22 février 1787, par M. de Calonne, contrôleur-général, p. 22. « Que reste-t-il donc pour combler ce vide effrayant (des finances) ? Les abus. Les abus qu’il s’agit aujourd’hui d’anéantir pour le salut public, ce sont les plus considérables, les plus protégés, ceux qui ont les racines les plus profondes et les branches les plus étendues. Tels sont les abus dont l’existence pèse sur la classe productive et laborieuse ; les abus des privilèges pécuniaires, les exceptions à la loi commune et tant d’exemptions injustes qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables qu’m aggravant le sort des autres ; l’inégalité générale dans la répartition des subsides et l’énorme disproportion qui se trouve entre les contributions des différentes provinces et entre les charges des sujets du même souverain ; la rigueur et l’arbitraire dans la perception de la taille ; les bureaux des traites intérieures et les barrières qui rendent les diverse ? parties du royaumes étrangères les unes aux autres ; les droits qui découragent l’industrie ; ceux dont le recouvrement exige des frais excessifs et des préposés innombrables. »
  2. De Ségur, Mémoires, III, 591. En 1791, à son retour de Russie, son frère lui dit en parlant de la révolution : « Tout le monde d’abord en a voulu… Depuis le roi jusqu’au plus petit particulier du royaume, tout le monde y a plus ou moins travaillé ; l’un lui permettait d’avancer jusqu’à la boucle de son soulier ; l’autre, jusqu’à sa jarretière ; celui-là, jusqu’à la ceinture ; celui-ci, jusqu’à l’estomac ; j’en vois qui ne seront contens que lorsqu’ils en auront par-dessus la tête. »