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le milieu du XVIIIe siècle, si, dans le budget matériel et moral, on avait fait deux totaux, l’un pour le passif, l’autre pour l’actif, d’un côté la somme des apports exigés par l’Etat, taxes en argent, corvées en nature, service militaire, subordination civile, obéissances et assujettissemens de toute sorte, bref tous les sacrifices de loisir, de bien-être ou d’amour-propre : de l’autre côté, la somme des dividendes distribués par l’état, quelle qu’en fut l’espèce ou la forme, sûreté des personnes et des propriétés, usage et commodité des routes, délégations de l’autorité publique et assignations sur le trésor public, dignités, rangs, grades, honneurs, traitemens lucratifs, sinécures, pensions et le reste, c’est-à-dire toutes les jouissances de loisir, de bien-être ou d’amour-propre, on aurait pu calculer que, plus un homme fournissait dans l’apport, moins il touchait dans le dividende, et que plus un homme touchait dans le dividende, moins il fournissait dans l’apport. Parlant, en chaque groupe social ou local, il y avait deux groupes : la majorité qui pâtissait au profit de la minorité, la minorité qui profitait au détriment de la majorité, si bien que les privations du grand nombre défrayaient la surabondance du petit nombre, et cela dans tous les compartimens, comme à tous les étages, grâce à la multitude, à l’énormité. à la diversité des privilèges honorifiques ou utiles, grâce aux prérogatives légales et aux préférences effectives qui avantageaient les nobles de cour aux dépens des nobles de province, la noblesse aux dépens des roturiers, les prélats et bénéficiers aux dépens des curés et des vicaires à portion congrue, les deux premiers ordres aux dépens du troisième, la bourgeoisie aux dépens du peuple, les villes aux dépens des campagnes, telle ville ou province aux dépens des autres, l’artisan des corporations aux dépens du travailleur libre, et, en général, les forts, plus ou moins nantis, confédérés et protégés, aux dépens des faibles, plus ou moins nécessiteux, isolés et « indéfendus[1]. »

Cent ans avant la dévolution, quelques esprits clairvoyans, des cœurs généreux étaient déjà choqués de cette disproportion scandaleuse[2] ; à la fin, elle avait choqué tout le monde : car dans chaque groupe local ou social, presque tout le monde en souffrait, non-seulement le campagnard, le paysan, l’artisan et le roturier, non-seulement le citadin, le curé et le bourgeois notable, mais

  1. L’Ancien Régime. liv. II, ch. 2, 3, 4 et liv. V.
  2. Pour le ton et le sentiment intime, La Bruyère est, je crois, le premier de ces précurseurs. Cf. ses chapitres sur les Grands, sur le Mérite personnel, sur le Souverain et la République, et dans son chapitre sur l’Homme, ses morceaux sur les Paysans, sur les Nobles de province, etc. Ce sont déjà les réclamations qu’on applaudira plus tard dans le Mariage de Figaro ; mais ici, dans cette rédaction anticipée, elles ont plus de profondeur ; la gaîté manque, et la disposition dominante est une habitude de tristesse, de résignation, d’amertume.