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degrés; j’entends planer au-dessus des harpes, au-dessus de tout l’orchestre invisible, un chant qui là-bas m’avait transporté. L’autre jour, je n’ai plus rien VII, rien entendu. Décidément M. Taine a raison, la loi des milieux est une grande loi de l’art. Hors de leur cadre mystérieux, presque féerique, l’œuvre et l’interprète de Wagner ont pâli. Et puis les drames wagnériens sont les derniers qu’on puisse morceler et servir par tranches à des auditeurs non préparés. Surtout dans Tristan tout se tient, et les belles pages de la partition, pour paraître telles, ont peut-être besoin des autres, qui ne manquent pas. Enfin, les dimensions du cirque sont fatales à la musique, et surtout aux chanteurs. Il faut s’en prendre sans doute à cette salle immense si la voix de Mme Materna nous a semblé moins belle, moins juste et moins bien posée, trop souvent écrasée par le fracas d’un orchestre que M. Lamoureux n’a pas su toujours apaiser ni retenir. Il doit être cruel de chanter dans cet établissement équestre; cruel aussi d’y jouer du piano. M. Paderewski nous a pourtant fait le plus grand plaisir, précisément parce qu’il ne cherche pas à remplir un local que rien ne remplirait. À cette salle monstre il ne sacrifie pas une nuance, pas un effet de délicate ou moelleuse sonorité. Il a joué l’admirable concerto en mi bémol de Beethoven avec une fantaisie et une poésie toutes slaves, avec des qualités de charme et de tendresse qui trop souvent ont manqué à ses accompagnateurs, et qui, si M. Lamoureux n’y prend garde, leur manqueront de plus en plus.


CAMILLE BELLAIGUE.