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affranchissemens d’esclaves, présentant quelque chose comme un immense registre de pierre où journal officiel, rituel et grand livre se combineraient au hasard. Après tout, c’est encore là, comme le dirait notre démarque, du gibier d’archéologues, et nous ne voudrions pas compromettre dans cette chasse le peu de grec que nous avons sur nous.

Deux pas plus loin nous sommes sur les dalles de la Cella du temple partiellement déblayée. La Cella, c’est-à-dire le sanctuaire où la pythonisse se débattait sur le trépied d’or dans son épilepsie fatidique. Et l’Omphalos, la pierre divine tombée de l’Olympe et qui, placée au milieu du tabernacle, marquait l’ombilic du vieux monde, où le chercherons-nous ? Mais ce n’est plus ici qu’est le centre de l’univers. Il est partout, Pascal l’a dit, et, pour se soumettre à la loi, le pauvre Omphalos, réduit en poussière, a dû, sur l’aile des vents, se dissiper dans l’immensité sidérale.

Les gros nuages qui nous ont fait quitter nos platanes ne nous menaçaient pas en vain. La pluie, une vraie pluie qui s’installe, commence à tomber. En un clin d’œil les capuchons et les manteaux imperméables nous transforment en pénitens noirs. C’est bien en effet la pénitence, l’expiation de nos joies qui se prépare, peut-être quelque vengeance de l’archéologie mal satisfaite de notre zèle. Aussi renonçons-nous à découvrir le cabinet où les Nostradamus de l’époque composaient leurs almanachs. Nous sacrifions de même le stade, le théâtre, le péribole. Nos bêtes ? où sont nos bêtes ? Là-bas, disséminées dans le village, derrière nos muletiers qu’il faut réclamer l’un après l’autre chez les camarades qui fraternisent avec eux. Nous grimpons sur nos bats déjà trempés et, sous l’averse qui redouble, nous dégringolons les pentes, émiettant sur des sentiers affreux notre caravane d’ermites en déroute. Les montagnes ont disparu sous la trombe, et nous cheminons au milieu de cascades. Le crépitement de l’eau sur nos carapaces imite le roulement du tambour. Quant aux agoyates, coiffés de leurs manteaux qui ruissellent, ils semblent autant de décapités promenant sous la tempête un torse énorme qui perdrait des flots d’eau par sa blessure.

C’est en cet équipage que nous traversons Krisso, qui doit sa renommée à la trouvaille qu’on y fit sur une pierre d’un texte de l’écriture mystérieuse connue sous le nom de boustrophédon. Ce souvenir, tout précieux qu’il soit, ne saurait néanmoins arrêter notre débandade. L’après-midi s’écoule, le soir approche sans amener d’embellie. Nous atteignons enfin la plaine, puis un bois d’oliviers. Le paysage n’existe plus : formes et couleurs, tout est fondu, noyé,