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Personne, au demeurant, ne songe à se défendre contre cette douce violence. Tout classique que soit l’air du Parnasse, il ouvre fortement l’appétit, et si le déjeuner nous réclame, nous le lui rendons bien.

On s’installe sous les platanes, au pied même du rocher d’où fut précipité le pauvre Ésope… Bâtons flottans sur l’onde ! Jamais la rancune des Delphiens ne lui pardonna cette épigramme pour laquelle une volée de ces mêmes bâtons eût été un châtiment déjà bien sévère, à vrai dire, nul de nous ne prend le parti du fabuliste : le souvenir des tribulations dont ses fables furent la source, durant nos jeunes années, nous donne plutôt la joie d’une revanche longtemps désirée à festoyer ainsi sur le théâtre de son supplice. On débouche les bouteilles, on brise les scellés qui conservent dans leurs boîtes le boned chicken avec le potted ham et nous trempons nos biscuits de voyage dans l’onde sacrée où se désaltéraient les Muses… En devenons-nous plus poètes pour cela, comme le voudraient la légende et plus d’un vers latin ? Hélas ! non, soit que la fontaine ait perdu sa vertu, soit que nos provisions prouvent déjà trop la leur. Toujours est-il que nous sentons les ailes de notre esprit tant soit peu lourdes et nous tombons d’accord sur ce point, encore contesté la veille, que l’essence et l’arôme de la mythologie se goûtent mieux à jeun. Volontiers nous resterions sous le feuillage de ces platanes, en des poses béatement contemplatives devant les merveilles panoramiques qui s’étendent sous nos yeux, sans hâte aucune de compulser Isambert à travers les débris delphiques. Mais le vent fraîchit ; de gros nuages s’amoncellent. Force nous est de lever le siège, et, abandonnant nos reliefs à toute une tribu d’indigènes qui sont venus former autour de notre déjeuner un demi-cercle de prunelles dévorantes, nous nous dirigeons vers Kastri.

Kastri, c’est le village bâti sur les ruines de Delphes et, en partie, avec ces ruines. Bien des maisons portent, enclavés dans leurs murs de pisé, un chapiteau, un tambour de colonne, un fragment de frise, reliques de marbre que leur patine dorée signale au regard et qui font une noble antithèse aux moellons de terre sèche dont ils s’encadrent. On nous mène devant une importante portion de l’ancien temple, mise à nu par les fouilles des dix ou douze dernières années. C’est une grande muraille de structure pélasgique, longue d’environ 80 mètres, mais qui s’étend plus loin sous le sol et les maisons voisines. Des inscriptions sans nombre y sont gravées d’un ciseau très sûr, mais dans un pêle-mêle à désespérer les savans, sans lien qui les rattache l’une à l’autre, sans analogie de sujet, ni de date, décrets, textes de traités, contrats de vente.