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d’heure ! Allons : un dernier effort. Mais, vertudieu ! la journée nous paraît longue. Déjà treize heures de route, et depuis notre halte à Chéronée, où nous avons pris sur le pouce un léger lunch, médiocrement enrichi par les souvenirs de Plutarque, nous n’avons pas même cassé une croûte de pain. La raison, d’ailleurs, en est simple. Nous n’avons plus de pain. Prenons garde ! c’est ainsi que débutent les révolutions.

Pourtant le chemin s’améliore tant soit peu. Est-ce un indice ? Nous rejoignons quelques formes qui s’agitent cahin-caha dans l’ombre : c’est un groupe de bonnes femmes courbées sous des fagots énormes ; à côté d’elles, trottinent d’autres fagots, ou plutôt des ânes invisibles, enfouis sous leur charge, au sommet de laquelle se prélassent les maris.

« Kalispéra[1] ! — kalispéra! Est-ce encore loin, Arachovo ? — Tria tétarta. » Comment, toujours ! Nous qui marchons depuis une demi-heure. Indignés, nous nous retournons vers Sotéri comme vers un coupable. « Si, si, monzié, villaze tout près. Eux lourds marçent lentement, nous lézers, marçons vite ! »

Ce galimatias nous apaise. Pourtant la faim nous talonne ; nous donnerions Pluton et son royaume pour une côtelette de cheval, et décidément la mythologie tourne à l’aigre.

Mais brusquement le chemin fait un coude : Terre ! Terre ! Enfin ! est-ce le port ? Une lumière, deux lumières, dix lumières apparaissent. Oui, c’est bien Arachovo dont les chalets se montrent, à toutes les hauteurs, comme bâtis, avec la fantaisie chinoise, sur les rayons inégaux d’une étagère. Voici les premières maisons, et nous nous engageons avec délices dans un dédale de ruelles nauséabondes dont le moindre tort est de servir de déversoir aux étables du voisinage ; à droite, à gauche, des braimens sonores éclatent comme des fanfares de clairons ; nos bêtes y répondent de leur mieux, et ce charivari apprend à toute la bourgade notre triomphante arrivée dans ses murs. La boue dans laquelle nous pataugeons nous donne à croire qu’au sein de nos belles nuées les olympiens devaient maudire l’étiquette qui leur défend le parapluie. Car il a plu, — ce n’est que trop certain, — et déjà quelques gouttes nous annoncent qu’une nouvelle averse est prochaine. Dépêchons ! La maison du démarque ? Par ici. La voilà ! Un ouf ! de soulagement sort de nos poitrines devant cette porte désirée. Nous mettons-pied à terre, tandis que les habitans du logis sortent en tumulte pour nous faire fête. Voici le démarque, souriant, empressé ; nous serrons toutes les mains qu’on nous tend…

  1. Bonsoir.