Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/449

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

charme étrange qui, devant ces choses banales à force d’avoir été vues ailleurs, lune, montagnes et nuages, me transportait comme un contemporain de Pindare venant demander ses secrets à la Destinée.

Était-ce le vague ressouvenir de nos enthousiasmes de collège, de ce lyrisme durement obtenu à coups de briquet sur nos cervelles d’écoliers ? Était-ce un écho de l’ancienne rhétorique qui m’arrivait à quinze ans de distance avec une farandole d’hémistiches de toute plume et de tout poil flottant dans un arôme de dictionnaire et de pupitre ?

Non : ce n’était pas ce plaisir de cuistre, privilège des magisters en voyage. Ce que c’était, le voici peut-être. Sous l’alluvion des pensums et des leçons apprises, des métaphores et des hyperboles de commande, s’est conservé, mal défini sans doute, mais sur de lui, l’instinct qu’en dehors des types consacrés, au-delà des formules de la pédagogie, réside une notion de l’âme antique que nos académies restent impuissantes à nous révéler. Sa joie de vivre, sa confiance en elle-même et dans ses dieux toujours près d’elle, l’acuité des sens qui la servaient, sa sérénité si différente de nos angoisses, son unité si éloignée de notre désordre, quel docteur de faculté nous les dira ? Si l’ébranlement de nos sens ne vient pas s’ajouter aux élans de notre pensée pour donner à la vision toute sa plénitude, nulle incantation universitaire n’opérera le phénomène sans lequel nous demeurons des profanes.

Eh bien, cette énigme dont le mot ne saurait tomber d’aucune chaire, c’est ici seulement, sous cet azur subtil, dans la légèreté de cet air transparent, devant les enseignemens de cette nature éloquente tantôt, comme en Attique, atteignant le sublime dans le rythme et l’harmonie des contours, tantôt, comme dans les gorges delphiques, dépassant tout ce que d’autres panoramas peuvent offrir de surnaturel dans le grandiose, tout cela mêlé aux nuages de la fable la plus prestigieuse, aux sonorités de l’histoire la plus retentissante, c’est ici que cette énigme s’explique et non ailleurs. Dans cette patrie des hommes et des choses sublimes circulent encore éparses quelques étincelles d’un immortel génie. Il faut qu’une de ces étincelles nous traverse le cœur, il faut que la grâce nous touche ; il faut une commotion de tout l’être pour que la révélation s’accomplisse.

Pour quelques minutes, par une intuition soudaine, j’avais remonté les âges, pensé et senti ainsi qu’un Grec des anciens jours ; et cet avatar d’un instant me payait avec largesse des fatigues éprouvées comme de celles qui restaient encore à subir.

Embros ! L’ombre s’épaissit. Combien encore jusqu’au village ?