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Et nous voilà tous à nous féliciter les uns les autres.

C’est alors que nous regardâmes, non sans surprise, la vieille providentielle qui nous tirait d’un si mauvais pas. Avec ses cheveux gris soigneusement roulés autour de sa tête, ses traits d’un dessin énergique et cependant délicat, ses yeux clairs et doux, son teint de cire presque sans rides, la propreté de son linge et de sa jupe pourtant bien vieille aussi, elle se présentait à nous par la soudaineté de sa venue dans ce désert, par son intervention presque miraculeuse, bien plutôt comme une fée que comme une paysanne ; peut-être l’oiseau bleu lui-même venant guérir sous cette forme, après ravoir puni par sa chute, notre imprudent chasseur. De récompense elle n’en voulut point admettre, et nous nous attendions tous à la voir disparaître en fumée ou s’envoler sur un hippogriffe.

Mais trêve aux contes !.. En route ! Le temps presse. Nous sommes à trois heures d’Arachovo, c’est-à-dire du souper et du gîte, et le jour décline… Vite un bandage et des ligatures autour du bras ; une écharpe pour le soutenir, et nous remettons notre infirme en selle. À grand’peine les agoyates arrachent nos bêtes aux buissons dont elles se régalent. — Y êtes-vous ? — Nous y sommes ! Et la colonne s’ébranle à grand renfort de pieds et de clochettes. Nous nous apercevons alors que la magicienne a un mari, lequel, à califourchon sur un petit âne, ne s’est pas dérangé pour une si mince alerte et reprend son chemin près de nous, la bonne vieille trottinant à son côté. Au village, nous fait-elle dire, nous trouverons un grand médecin qui, certainement, approuvera sa besogne.

— Son nom ? — Vassili Stassopoulo. — N’est-ce pas le démarque ? — Oui ! Justement c’est lui, c’est le maire chez qui nous devons passer la nuit. — Embros ! Embros ! ce qui, dans la langue des palikares, veut dire : En avant !

Au pied de falaises démesurées, nous franchissons à gué un torrent qui emporte les premières neiges de l’hiver. Sur une hauteur, on nous montre un monument assez informe nommé « la tour du Klephte, » et élevé à la mémoire du brave Mégas qui purgea le pays des brigands dont il était infesté et tua de sa main leur chef, le redoutable Davéli. Trente ans se sont passés depuis lors. Les histoires de bandits ne sont plus que de lointains souvenirs, et cette contrée perdue est plus sûre aujourd’hui que maint boulevard de capitale. Aussi adressons-nous, en passant, nos remercîmens à l’ombre du capitaine Mégas, et nous remontons bien vite le sentier de chamois qui dessine la broderie de ses mille lacets sur les flancs âpres et noueux du Parnasse.

Quel chemin ! Lézardes profondes creusées par les pluies et par les neiges ; roches tombées des crêtes et dormant dans leurs crevasses