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L’oiseau bleu, car c’était lui, sans doute, reparut ; une détonation, une chute, des cris, ce fut l’affaire d’un instant.

Au bruit de l’explosion si voisine, nos animaux épouvantés prirent le galop, ruant dans tous les sens.

Mal attaché, le bât du tireur avait, dès le premier bond, glissé sous sa mule et, en me retournant, je vis le malheureux qui, trainé par les pieds, donnait de son corps sur toutes les aspérités du chemin. Cela dura quelques affreuses secondes… Une secousse rompit les dernières sangles : bat et cavalier, tout s’arrêta.

Nous sautons à terre, nous courons pleins d’anxiété, croyant ne plus trouver qu’un cadavre. Mais notre ami était déjà debout, très pâle et dans un piteux état ; pourtant le sourire aux lèvres. Rien de grave, en somme, à première vue, du moins. Aucune blessure à la tête ; les côtes intactes, les jambes fermes. Son large manteau s’était enroulé autour de lui et avait servi de tampon, grâce à Dieu ! Seul, le bras droit pendait inerte et paraissait déboîté. La manche retroussée jusqu’à l’épaule, il le tâtait de la main gauche et le remuait ainsi qu’un bras de coton. Que faire ? Nous étions à huit heures de Livadia, à plusieurs lieues de tout endroit habité. Nul de nous n’était chirurgien et chacun, comme de juste, émettait un avis différent.

Faute de mieux, l’on s’occupa d’un pansement sommaire. On déchira des mouchoirs, on apporta une ceinture, des épingles, du rhum, de l’eau fraîche…

À ce moment, sans que personne s’étonnât de la voir et comme surgissant du sol, au milieu de notre cercle, une vieille femme parut. Elle s’informe, un colloque s’engage entre elle et nos gens. Le guide la met au courant de l’affaire. Elle demande à voir, tâte le bras de notre ami, hoche la tête avec un sourire et propose de le remettre en place, séance tenante.

Son air, à la fois doux et résolu, nous impose. Sans plus raisonner, nous acceptons, et la bonne vieille aussitôt de s’emparer du bras malade, de le presser, de le pétrir, de le masser selon les règles, insistant ici avec le pouce, plus loin avec les doigts, mettant dans ses mains de campagnarde sexagénaire toute la douceur d’une sœur de charité, toute la fermeté d’un interne d’hôpital.

Cette scène de clinique dans ce paysage de Dante devait présenter un singulier coup d’œil.

Au bout de quelques minutes, le patient pousse un cri.

— C’est fait, dit la bergère avec triomphe. Il est remis !

— En effet, reprend notre compagnon, les choses sont mieux en ordre, — et il nous montre son bras qui, tout retourné tout à l’heure, avait repris sa direction normale.