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gouvernemens de Prusse et d’Autriche. Elle ne se trouve exprimée nulle part chez les écrivains du temps. Le sentiment presque unanime fut une surprise flatteuse, une admiration sincère, et des éloges enthousiastes dans la bouche même de ceux qui, comme Klopstock, aimaient peu la France. Plus tard seulement, après la Terreur, et la guerre une fois commencée, vinrent la défiance, la crainte, et enfin la haine.

Comparez l’Allemagne de 1789, sans ambitions ni jalousies politiques, tout entière à sa littérature et à sa philosophie, nourrie de rêves cosmopolites et d’illusions humanitaires, à l’Allemagne de 1889, consciente de sa force, fière de son unité, encore frémissante et inquiète de ses victoires. La première se trouve satisfaite d’une unité tout idéale, qui, pour s’établir, n’exige le sacrifice d’aucun droit historique et ne fait point couler le sang. Cette unité, ses penseurs et ses poètes la lui donnent. Habitués à voir la couronne impériale se transmettre dans la maison d’Autriche, les Allemands tiennent à cette tradition séculaire. Le saint-empire, symbole inoffensif d’un système politique disparu, s’accorde à merveille avec le cosmopolitisme des uns et le particularisme des autres. Loin de désirer une centralisation énergique, ils la craindraient plutôt, s’ils y pensaient jamais. Ils ont applaudi aux victoires de Frédéric II, mais la politique et les procédés de gouvernement de la Prusse ne leur inspirent qu’effroi et répulsion.

Aujourd’hui, à l’idéal cosmopolite a succédé la poursuite opiniâtre de l’intérêt allemand, et à l’indifférence politique le désir, puis l’orgueil d’être une grande nation. Que dirait un contemporain de Schiller, s’il voyait aujourd’hui l’Autriche exclue de l’Allemagne et réduite au rôle d’auxiliaire, l’Allemagne unifiée et devenue, sous l’hégémonie prussienne, la première puissance militaire de l’Europe? Quelle transformation accomplie en ce siècle, avec une rapidité toujours croissante et comme accélérée depuis vingt-cinq ans! L’erreur serait de croire que l’évolution est dès maintenant terminée. Elle est suspendue seulement par la crainte, habilement entretenue, devoir remettre en question les résultats d’une guerre heureuse, et par l’ascendant d’un homme de génie. Mais, inévitablement, elle reprendra son cours. Le nouvel empire n’est qu’une confédération; il voudra être un état. Déjà, il cherche à se créer des organes. Le socialisme n’est qu’un parti; il voudra être un gouvernement. Déjà il manie en maître le suffrage universel. Lassalle a contribué, il est vrai, au succès de l’œuvre politique du prince de Bismarck; mais cette œuvre, à son tour, prépare peut-être le triomphe des idées socialistes de Lassalle.


LEVY-BRUHL.