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alors en Allemagne, je ne dis même pas un parti, mais une élite irréconciliable avec les misères politiques présentes? Y avait-il une poignée d’hommes d’un patriotisme obstiné et ambitieux, espérant contre tout espoir? Non, les écrivains qui déplorent la triste condition du saint-empire n’ont pas l’idée d’une Allemagne tout autre, une, forte, redoutable à ses voisins. Tout ce qu’ils demandent, sans oser l’espérer, c’est un rajeunissement de la constitution impériale. Ils se plaignent qu’elle soit tombée en désuétude. Ils veulent croire que tout irait bien si l’on rendait quelque vigueur à ces institutions décrépites. Les autres ne sont pas insensibles à la misère politique de l’Allemagne : mais cette condition lamentable ne tient pas la première place dans leurs préoccupations. Elle leur paraît plus que compensée par les progrès que l’Allemagne fait en d’autres domaines. Ils jouissent avec orgueil de leurs jeunes gloires littéraires. On est ravi surtout de voir les écrivains allemands se passer de modèles, et le génie national lutter victorieusement contre des influences étrangères, longtemps toutes-puissantes. Lessing a contribué plus que personne à cette œuvre d’affranchissement. Klopstock a donné à l’Allemagne son poème épique, à la fois chrétien et national : il est suivi d’un nombreux cortège de poètes : Uz, Gerstenberg, Gessner, Voss, Bürger, dont les œuvres sont connues et traduites à l’étranger. Wieland, l’aimable auteur d’Obéron, se fait lire même des partisans de la langue française. Goethe a donné déjà une partie de son œuvre, Schiller ses premiers drames, Herder sa féconde critique. Cette brillante floraison littéraire occupait ce que l’Allemagne avait d’activité et satisfaisait ce qu’elle avait d’orgueil.

D’autres peuples pouvaient tenter une œuvre politique: l’Allemagne ne s’y croyait pas appelée. « La mission nationale de l’Allemagne, disait Herder, est de cultiver la philosophie. » Mais elle était prête à suivre les efforts d’autrui avec sympathie et sans arrière-pensée. Ainsi, tandis que les colonies de l’Amérique du Nord luttaient pour leur indépendance, l’opinion publique en Allemagne les accompagnait de tous ses vœux. Leur éloge devenait presque un lieu-commun. « Washington l’emporte sur Brutus, écrit le bon Schubart... Si les autres nations du monde sont plongées dans la torpeur, au moins en Amérique s’accomplissent encore des actions qui font honneur à l’humanité. » A plus forte raison, la même sympathie accueillit les débuts de la Révolution française. Lorsque les nouvelles de juillet 1789 se répandirent en Allemagne, le premier sentiment des Allemands ne fut pas un retour sur eux-mêmes, ni l’appréhension des suites de ce grand mouvement populaire qui pouvait se tourner contre l’étranger, ni le désir de profiter des embarras de la France pour la dépouiller ou la partager. Cette pensée vint aussitôt aux