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indisposait les esprits contre l’Autriche en leur montrant que ses projets menaient à l’unité politique de l’Allemagne ; cinquante ans plus tard, on surmontera leurs répugnances envers la Prusse en leur prédisant qu’elle accomplira cette même unité. C’est ainsi que les circonstances ont étrangement servi la Prusse. Indifférente, hostile même à l’unité qui se serait fondée sous l’hégémonie de l’Autriche avant la révolution, l’Allemagne la désirera, dans notre siècle, avec assez de passion pour l’accepter des mains sanglantes de la Prusse. Au moment de la Ligue des princes, une génération nourrie de philosophie et de cosmopolitisme estimait peu les avantages politiques et militaires qu’eût procurés la concentration de toutes les forces allemandes sous un seul chef. Persuadée que le morcellement politique de l’Allemagne était une garantie de paix pour l’Europe, elle s’en contentait sans peine, et ne se croyait pas pour cela sacrifiée. Tout esprit un peu philosophe aurait rougi de faire passer l’intérêt proprement allemand avant l’intérêt de l’humanité. Peu importait que l’Allemagne fut ou ne fût pas une grande puissance, pourvu qu’elle remplît dans le monde sa mission de paix et de civilisation. La Ligue des princes, qui ne songeait qu’à maintenir la « liberté allemande, » profita habilement de cette disposition d’esprit.

C’est donc un travestissement historique que de représenter aujourd’hui Frédéric II comme un précurseur de l’unité nationale. Quand M. de Treitschke soutient que, seule au XVIIIe siècle, la Prusse a suivi une politique allemande, il est plus royaliste que le roi. Frédéric II n’a vu, très évidemment, dans la Ligue des princes, qu’un moyen de s’opposer, sans coup férir, à un accroissement redoutable de la puissance autrichienne en Allemagne. Il songea même un instant à exploiter cette ligue dans l’intérêt particulier de la Prusse. Il proposa des conventions militaires à des états voisins, en particulier à la Hesse-Cassel et au Brunswick, Leurs troupes auraient été incorporées à l’armée prussienne. Les deux princes déclinèrent cette invitation : le duc de Brunswick désirant, dit-il, éviter tout ce qui pourrait donner à la ligue l’apparence de n’être qu’un instrument de la Prusse. L’année suivante, Frédéric II mourut, et l’affaire en resta là.

Ce curieux épisode de l’histoire d’Allemagne montre bien pourquoi le « saint-empire romain germanique, » à la fin du XVIIIe siècle, ne pouvait être ni restauré ni renversé. Cet édifice bizarre, vermoulu, et, comme les Allemands le disent eux-mêmes, monstrueux, ne devait s’écrouler que sous un choc venu du dehors. Il fallut la révolution pour lui imprimer la secousse et Napoléon pour le jeter par terre. La nation était indifférente. Les princes avaient intérêt à ce qu’il restât précisément ce qu’il était. La fiction d’une souveraineté impériale