Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/420

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I.

Il faut distinguer, avant tout, entre les faits que rapporte M. Wenck et l’interprétation qu’il en donne. L’interprétation demeure au moins douteuse : les faits sont incontestables. L’Allemagne de 1789 n’est plus l’Allemagne de 1750. La science, la philosophie, l’art, la littérature surtout, sont en progrès : une vigueur nouvelle anime la nation. L’esprit allemand revendique son indépendance, défend ses droits et s’affranchit du joug étranger. Une classe moyenne, qui s’est peu à peu reformée, acquiert richesse, influence et considération. Silencieusement, par son exemple, elle proteste contre les habitudes françaises ou soi-disant telles qui dominent encore dans les cours et parmi la noblesse. Elle par le et elle écrit en allemand. Elle a ses poètes, ses critiques, même ses philosophes : la Critique de la raison pure date de 1781. Elle oppose avec orgueil un Klopstock, un Lessing, un Herder, un Goethe aux noms les plus illustres de la France et de l’Angleterre : elle fait revivre ses vieilles gloires et apporte une ferveur passionnée au culte longtemps négligé de ses grands hommes. Elle a honte de l’imitation presque servile qui l’a enchaînée trop longtemps au goût français ou anglais. Elle ne veut plus être qu’elle-même.

Les causes de cette vigoureuse réaction sont nombreuses. La principale, comme Goethe l’a bien vu, est l’action de Frédéric II. La guerre de sept ans, malgré ses horreurs, fut pour l’Allemagne une crise salutaire. Elle s’aperçut à peine que c’était une guerre civile, tant l’idée d’une pairie commune à tous les Allemands s’était effacée des esprits. Mais elle tressaillit tout entière aux victoires de Frédéric II. Elle y retrouva une fierté nationale qu’elle avait depuis longtemps oubliée. Sans doute, les goûts et la tournure d’esprit de Frédéric II affligeaient beaucoup d’Allemands. Ils auraient voulu voir en lui un roi chrétien, un vrai prince allemand : ils trouvaient un esprit fort, un ami de Voltaire. Ils l’admiraient et l’aimaient néanmoins, car il avait donné à l’amour-propre national la plus douce des satisfactions. Ceux mêmes qu’il avait battus lui savaient gré, au fond du cœur, d’être le premier homme de guerre du temps. Il avait tenu tête à lui seul a une coalition formidable. À deux doigts de sa perte, il avait fait preuve d’une fermeté d’âme et d’une fertilité d’esprit également admirables. Sorti enfin d’une lutte inégale avec les honneurs de la guerre, ce grand capitaine était devenu, malgré l’exiguïté de son royaume, l’arbitre de l’Europe et le héros qui attirait tous les regards. L’Allemagne entière jouit délicieusement de cette gloire.