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qui en est la forme, ou plutôt une des formes, car elle n’est pas la seule. En parlant ainsi, Lamennais était orfèvre. Il sentait bien qu’il était poète ; car quelle plus grande poésie que celle de certaines pages des Paroles d’un croyant ; et cependant elle était hors d’état de faire des vers. Il était donc intéressé à soutenir que le vers n’est pas de l’essence de la poésie. Sans doute, la poésie a besoin de rythme ; mais le rythme n’a pas besoin d’être symétrique comme le vers. Le rythme non symétrique est une sorte de prose, que Lamennais compare au chant grégorien. Quoique dépourvue de mesure rigoureuse, la prose peut avoir ses rythmes qu’elle combine à son gré. Le vers, étant une forme plus artificielle, convient mieux aux personnages qui sont en dehors ou au-dessus des hommes les dieux, les rois, les grands. Évidemment, c’est là une théorie bien exclusive. Sans doute, la prose peut avoir sa poésie ; mais il n’en est pas moins v]-ai que le vers est la forme essentielle de la poésie, et qu’il convient aussi bien aux sentimens humains par exemple dans l’élégie, dans l’ode, dans la fable et la satire qu’à l’expression des sentimens supérieurs à la nature.

La poésie se rattache au temple comme la musique, dont elle est la sœur. On ne peut chanter sans parler. La première poésie est donc la poésie religieuse, l’hymne ; puis vient la poésie philosophique. Bientôt la poésie devient de plus en plus humaine. Elle enfante d’abord l’épopée, qui retient encore en grande partie le caractère religieux primitif ; par le merveilleux, qui en est l’essence, le drame sort de la religion. C’est des fêtes de Bacchus qu’est sortie la tragédie grecque ; c’est de la cathédrale gothique que sont sortis nos mystères, source de la tragédie moderne. La comédie elle-même a eu son origine dans les fêtes des fous ou de l’âne, travestissement ridicule des cérémonies religieuses. Entre ces deux formes de poésie dramatique, Lamennais préfère hautement la tragédie à la comédie. Celle-ci répugne à ses instincts idéalistes. Il fait à ce propos une analyse du rire qui est originale, mais bien dure pour ceux qui rient. « Le rire est la manifestation instinctive du sentiment de l’individualité… Il nait de la joie d’être et d’être soi… Il implique toujours un mouvement vers soi et qui se termine à soi, depuis le rire de l’amère ironie, le rire effrayant du désespoir, le rire de Satan vaincu, jusqu’au rire dégradé de l’idiot et du fou… Allez au fond, vous le trouverez toujours accompagné d’une secrète satisfaction d’amour-propre, de je ne sais quel plaisir malin. Quiconque rit d’un autre se croit en ce moment supérieur à lui. On rit de soi-même, il est vrai ; c’est qu’alors le moi qui découvre le ridicule se sépare de l’être dont il rit et jouit intérieurement d’une sagacité qui l’élève dans sa propre