Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/392

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soit panthéiste pour cela : car il admet que les êtres finis, quoique composés de la substance divine, ont cependant une existence actuelle distincte de la substance idéale qu’ils ont en Dieu ; et Dieu lui-même n’est diminué en rien dans son être en en produisant d’autres en dehors de lui. On reconnaît dans ces idées de vieilles traditions gnostiques et alexandrines, et peut-être aussi quelque souvenir des entretiens de Schelling à Munich,

Une autre théorie originale de Lamennais, après celle de la création, c’est la théorie de la matière, dans laquelle se retrouve encore quelque vestige de la philosophie antique, soit platonicienne, soit néo-platonicienne. Suivant Lamennais, la matière n’existe pas à titre d’être distinct, de substance, et elle est cependant quelque chose de réel ; c’est à la fois une négation et une réalité. La matière, c’est la limite : c’est le principe de distinction que nous avons reconnu en Dieu, en tant que ce principe se réalise en dehors de Dieu. Tout être fini, par cela seul qu’il est fini, est matériel. Il n’y a pas d’esprit pur, parce qu’il n’y a pas, en dehors de Dieu, d’esprit infini. Il faut distinguer la matière et les corps. Dans les corps, tout ce qui est réel, positif, est substance, participe à l’être de Dieu, et par là est esprit. Car l’être est esprit et n’est qu’esprit ; mais ce réel du corps étant limité, soit dans l’espace, soit dans le temps, soit dans la puissance, et en général dans toutes ses propriétés, ce réel, dis-je, considéré dans sa limite, est matériel. En ce sens, Lamennais ne craint pas de dire que les âmes sont matérielles. Leibniz l’affirmerait aussi dans le même sens, car il disait que, lors même que Dieu n’eût créé que des anges et de bons anges, il y aurait eu du mal dans le monde, parce que la distinction et la limitation des créatures les eussent assujetties à la matière, et par conséquent au mal ; et lorsque Leibniz affirme aussi qu’il y a en Dieu une matière idéale, et que c’est là qu’est la source originale du mal, il l’entend encore de la même manière.

En résumé, l’univers se ramène à deux principes : la substance et la limite. Dieu et la matière. Lamennais fait remarquer que c’est le fond des cosmogonies antiques, qui reconnaissaient deux élémens : le principe actif et le principe passif, mâle et femelle. L’univers est un tout qui procède de ce mélange. Qu’est-ce maintenant que l’univers par rapport à Dieu ? C’est la manifestation progressive de Dieu, la réalisation extérieure de tout ce qui est dans son intelligence. Sans entrer encore dans le problème du mal, qu’il abordera plus tard, il se place tout d’abord entre les optimistes et les anti-optimistes[1]. Les premiers disaient que Dieu ne peut créer que

  1. Il ne s’agit pas des pessimistes, dont on ne parlait pas alors, mais des théologiens (tels que Fénelon et Bossuet) qui repoussaient l’optimisme, comme contraire à la liberté divine.