Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/391

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

théorie de Dieu passons à la théorie de la création. Lamennais suppose, sans l’examiner ni la démontrer, la théorie platonicienne des idées, des exemplaires divins. Il croit que par cela même que l’on a prouvé que Dieu est intelligent, on a prouvé qu’il possède en lui toutes les idées des choses, c’est-à-dire que le monde existe d’avance dans son intelligence sous forme idéale. Cela posé, Lamennais dit qu’il y a trois théories sur l’origine du monde ; et il les repousse toutes les trois : 1° le panthéisme ; 2° le dualisme ; 3° la création ex nihilo.

Le panthéisme consiste, suivant Lamennais, à confondre le monde réel avec le monde idéal qui réside dans l’intelligence de Dieu. Le monde, dans ce système, n’est qu’un spectacle que Dieu se donne à lui-même : « Système monstrueux, dit l’auteur, destructif de toute croyance et de tout devoir. » C’est là une exécution un peu sommaire du panthéisme. Le dualisme n’est pas plus satisfaisant. En admettant une matière coéternelle à Dieu, il détruit l’idée même de Dieu, car il en retranche la toute-puissance et l’unité ; et il transporte au monde une partie des attributs divins, à savoir l’immensité et l’infinité. Enfin, le créationisme, ou doctrine de la création ex nihilo, admet la création des substances ; mais c’est dire que l’on peut ajou ter de l’être à l’être de Dieu. Lamennais ajoute que le créationisme conduit au panthéisme, mais son argumentation sur ce point est obscure, et serait facilement rétorquée contre sa propre hypothèse.

Il n’est pas facile de trouver une solution nouvelle en dehors des trois hypothèses précédentes. Lamennais l’a cependant essayé. La solution qu’il propose est celle-ci : c’est que Dieu crée le monde de sa propre substance. Il prend en quelque sorte le trop-plein de son être pour en faire la substance des êtres finis. Ainsi la substance incréée devient la substance créée, et les êtres finis existent de deux manières : d’une manière idéale dans l’entendement de Dieu ; d’une manière actuelle et réelle en dehors de Dieu. C’est ainsi, dit Lamennais, qu’il faut comprendre ces vieilles traditions orientales, suivant lesquelles la création a été un anéantissement et un sacrifice de la divinité. Cette doctrine de Lamennais, peu connue ou oubliée, a été reprise de nos jours par M. Ravaisson dans son Rapport sur la philosophie du XIXe siècle. On peut se demander en quoi cette doctrine se distingue du panthéisme, que Lamennais a appelé un système monstrueux. On a généralement considéré l’unité de substance comme le trait essentiel et caractéristique du panthéisme. Em. Saisset, dans son travail sur le panthéisme, le caractérisait justement en ces termes : « la consubstantialité du fini et de l’infini. » Or, dans le système de Lamennais, il n’est pas douteux que Dieu et le monde sont consubstantiels. Il nie cependant qu’il