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on le comprend : c’est un mystère. Mais transformer en trois moi les trois attributs abstraits de la force, de la forme et de l’union de ces deux tenues, n’est-ce pas confondre la philosophie et la théologie ? Lamennais ne craint pas cette confusion ; au contraire, il la recherche ; il aime à employer le langage théologique. La Puissance, c’est le Père ; l’Intelligence, c’est le Fils ; l’Amour, c’est l’Esprit. Le père engendre et n’est pas engendré ; le fils est conçu et engendré. L’esprit procède de l’un et de l’autre. Tel est du moins le langage employé dans le premier volume de l’Esquisse, qui est de 1840 ; mais le quatrième, qui est de 1846, contient en conclusion une note rectificative qui ramène la doctrine de la trinité à une signification exclusivement philosophique, et qui en fait disparaître tout ce qui rappelait le mystère chrétien. « Dieu est un, disait-il alors ; Dieu est personnel et intelligent. La personnalité étant le mode essentiel de Dieu, tout ce que Dieu renferme de distinct et de divers subsiste nécessairement sous ce même mode ; en d’autres termes, la personnalité une de l’être un se spécifie dans chacune de ses propriétés… Le mot de personne appliqué au Père, au Fils, à l’Esprit, exprime seulement que chacune des propriétés participe à sa personnalité. On devine le changement radical indiqué par ces explications. Autre chose est un Dieu qui est une personne et un Dieu qui est trois personnes. C’est dans la triple personnalité qu’est le mystère. Lamennais l’acceptait encore au début de son livre ; il l’abandonne à la fin : « Telle est, dit-il, exactement notre pensée sur cette partie de la science de Dieu. »

Un autre point important, mais assez obscur, de la science de Dieu dans la théorie de Lamennais, c’est qu’il y a, suivant lui, en Dieu, outre l’unité de l’être, « un principe de distinction » qui fait que les trois propriétés sont distinctes les unes des autres. C’était revenir à l’une des idées fondamentales de la philosophie de Platon, à savoir que tout être, et aussi bien Dieu que les autres êtres, se compose de deux principes : le même et l’autre, τὸ αὐτό. Ce principe d’altérité, en vertu duquel une chose est autre qu’une autre, est également désigné, dans le Sophiste, sous le nom de non-être, τὸ ἕτερον. Platon soutient, contre l’école de Parménide, que le non-être existe même en Dieu et dans les idées divines : car chacune d’elles n’est ce qu’elle est qu’à la condition de ne pas être ce que sont les autres. Sans ce principe de distinction, on s’abîme dans l’unité absolue, dans l’indiscernable. Si nous ne connaissions qu’une seule lumière, nous ne verrions rien ; si nous ne percevions qu’un seul son, nous n’entendrions rien.

Mais entrons dans une nouvelle phase de recherches, et de la