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messe romaine attirer d’anciens uniates. Alexandre III a été, en décembre 1886, jusqu’à ordonner que, dans les localités habitées par ces uniates, on ne pourrait ouvrir d’église non-orthodoxe qu’après avis du clergé orthodoxe.

Dans les provinces polonaises annexées par Catherine II, il se trouvait 2 ou 3 millions de ces uniates ou grecs-unis, pour la plupart Blancs-Russiens ou Petits-Russiens d’origine, qui reconnaissaient la suprématie du pape, tout en conservant le rit gréco-slave. L’Union remontait au concile de Brzesc de 1595. Elle avait été le chef-d’œuvre de Rome et des jésuites. C’était comme un pont jeté entre les deux églises. C’était, en outre, le moyen de rapprocher les Slaves de l’Est et les Slaves de l’Ouest, de faire l’unité morale du monde slave, coupé en deux, depuis des siècles, par la religion. On pourrait dire que c’était du panslavisme pratique, mais du panslavisme au profit de Rome et de l’Occident. Cela ne pouvait plaire à Moscou. Dans l’Union, les Polonais avaient vu un lien entre les sujets grecs et les sujets latins de la république. Les Russes n’y devaient voir qu’une barrière entre les orthodoxes de la Grande-Russie et leurs congénères de l’Ouest. Ce qu’avait accompli la politique polonaise, la politique russe travailla à le défaire. Elle y a mis un siècle. Catherine II et Nicolas avaient « ramené » à l’orthodoxie les grec-unis de l’Empire ; Alexandre II a ramené ceux du royaume de Pologne. C’est peut-être la seule région du globe où la monarchie pontificale ait reculé depuis la réforme.

L’empereur Nicolas et son haut-procureur Protassof, un ancien élève des jésuites, ont ainsi enlevé à Rome, en 1839, deux millions de sujets spirituels. « Vous êtes Russes, disait-on en substance aux uniates, vous êtes du rite grec ; il faut rentrer, avec les Russes, au giron de l’église grecque. » À la tête des uniates, on avait placé l’archevêque Jos. Siemaszko, qui, d’après ses propres Mémoires, n’avait accepté l’épiscopat qu’avec l’intention de détruire leur église[1]. Malgré la complicité d’un haut clergé recruté à dessein, la réunion, savamment préparée durant douze années, ne se fit pas sans résistances. Le knout et la Sibérie en eurent raison. Pour se justifier, les Russes n’ont qu’un argument : c’est que les procédés employés pour faire l’Union ne valaient pas mieux. Quand cela serait exact, les pratiques du XVIe ou du XVIIe siècle pouvaient sembler déplacées au XIXe[2]. Entre la méthode

  1. Mémoires de Mgr Joseph Siemaszko, publiés en trois volumes, à Saint-Pétersbourg, en 1883.
  2. Voici ce qu’écrivait à ce sujet, à son père, en 1842, un slavophile passionnément orthodoxe, G. Samarine. La lettre est en français : « c’est nous qui sommes devenus les persécuteurs. Nous nous sommes mis, vis-à-vis des catholiques, dans la position inverse à celle où nous étions au XVIIe siècle, et tout le blâme que nous avons jeté à bon droit sur Rome va retomber sur nous. C’est triste. » Et, dans une autre lettre de la même année : « Il est douloureux de voir de quelle façon agissent les nôtres ; combien de mauvaise foi, d’astuce, de perfidie, de bassesse. » (Rousskii Arkhiv, 1880, t. II, p. 289 et 295.)