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le Tatar, musulman ; l’Allemand, protestant ; le Juif, juif ; mais le Russe dut demeurer orthodoxe, et toute conquête de l’orthodoxie sur les cultes dissidens fut regardée comme un gain de la Russie sur les nationalités étrangères.

Ce n’est pas tout ; en entrant dans l’empire autocratique, les cultes dissidens ont dû compter avec l’autocratie. L’Angleterre a, comme la Russie, une église nationale ; d’où vient que les deux pays ont, en face des autres confessions, une attitude si différente ? Cela vient, en grande partie, de la diversité de leurs institutions politiques. En Angleterre, un seul culte a une position officielle ; les autres sont ignorés du pouvoir. En Russie, tous les cultes tolérés (en dehors du raskol) sont reconnus par l’état, qui fait partout sentir sa main. Le système russe se rapproche davantage du système français, avec cette double différence que, en France, il n’y a ni religion d’état ni autocratie. Le gouvernement de Pétersbourg est prêt à tolérer, à subventionner même tous les cultes, à la condition que tous se plieront au régime autocratique et qu’aucun n’empiétera sur le domaine de l’église dominante. Nul état ne reconnaît autant de religions ; toutes les grandes doctrines du globe semblent s’être donné rendez-vous en Russie. La loi les proclame toutes libres. Elle ne leur accorde pas seulement, comme naguère Rome ou f Espagne, la liberté de conscience individuelle, mais aussi celle du culte extérieur. Sur la perspective Nevsky, en face de la cathédrale grecque de Notre-Dame de Kazan, s’élèvent une église luthérienne, une église catholique, une église arménienne, en sorte qu’à la principale rue de la capitale on a pu donner le surnom de rue de la Tolérance. Sur le champ de foire de Nijni, la mosquée et l’église se font pendant. Le peuple russe est naturellement tolérant ; y a-t-il en Russie des restrictions à la liberté religieuse, la raison en est à la politique plus qu’à la religion. Elle est dans les formes du gouvernement ou dans les défiances nationales.

Les cultes dissidens comptent dans l’empire près de 25 millions d’adhérens, dont plus de 20 millions en Europe[1]. Chacune de ces religions dites étrangères (inostrannyia ispovedaniia) a une région où elle domine : le protestantisme en Finlande et dans les

  1. Pour la religion, pas plus que pour la nationalité, on ne saurait s’en rapporter entièrement aux statistiques russes ; car, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, les statistiques officielles comptent comme orthodoxes nombre de chrétiens et même de musulmans qui se défendent de l’être. Pour certains cultes, pour le judaïsme notamment, les chiffres mis en avant varient d’une manière étrange. Tandis que, selon les uns, le nombre total des juifs de l’empire ne dépasse guère 3 millions, il atteint, selon les autres, 4 et même 5 millions.