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charrue, l’artisan à son établi, la bonne femme à son ménage, n’avaient pas conscience de cette suture intime ; grâce à la révolution, ils en ont acquis le sentiment et même la sensation physique. Jamais ils ne s’étaient demandé en quoi l’orthodoxie diffère du schisme, ni par quoi la religion positive s’oppose à la religion naturelle; c’est la constitution civile du clergé qui leur a fait distinguer le curé insermenté de l’intrus, et la bonne messe de la mauvaise; c’est l’interdiction de la messe qui leur a fait comprendre l’importance de la messe; c’est le gouvernement révolutionnaire qui les a transformés en théologiens et en canonistes[1]. Obligés, sous la Terreur, de chanter et de danser autour de la déesse Raison, puis dans le temple de l’Être suprême, ayant subi, sous le Directoire, les nouveautés du calendrier républicain et l’insipidité des fêtes décadaires, ils ont mesuré, de leurs propres yeux, la distance qui sépare un dieu présent, personnel, incarné, rédempteur et sauveur, d’un dieu nul ou vague, et, dans tous les cas, absent ; une religion vivante, révélée, immémoriale, et une religion abstraite, fabriquée, improvisée; leur culte spontané, qui est un acte de foi, et le culte imposé, qui est une parade froide; leur prêtre, en surplis, voué à la continence, délégué d’en haut pour leur ouvrir, par delà le tombeau, les perspectives infinies du paradis ou de l’enfer, et l’officiant républicain, en écharpe municipale, Pierre ou Paul, un laïque comme eux, plus ou moins marié et bon vivant, délégué de Paris pour leur faire un cours de morale

  1. La Révolution, I, 211. — Archives nationales. (Rapports des commissaires du Directoire exécutif près les administrations de département et de canton. — Ces rapports sont par centaines; en voici quelques spécimens.) — F7, 7108. (Canton de Passavent, Doubs, 7 ventôse an IV.) « L’empire des opinions religieuses y est plus étendu qu’avant la révolution, parce que le grand nombre ne s’en occupait pas, et qu’aujourd’hui la généralité en fait le sujet de ses conversations et de ses plaintes. » — F7 7127. (Canton de Goux, Doubs, 13 pluviôse an IV.) « La chasse qu’on donna aux prêtres insermentés, jointe à la dilapidation et à la destruction des temples. mécontentèrent le peuple, qui veut une religion et un culte : le gouvernement lui devint odieux.» — Ibid. (Dordogne, canton de Livrac, 13 ventôse an IV.) « La démolition des autels, la fermeture des églises, avaient rendu le peuple furieux pendant le règne de la tyrannie. » — F7, 7129. (Seine-Inférieure, canton de Canteleu, 12 pluviôse an IV.) « J’ai connu des hommes éclairés, qui, dans l’ancien régime, n’approchaient point des églises, avoir chez eux des prêtres réfractaires. » — Archives nationales. Cartons 3144-3145, n° 1004. (Missions des conseillers d’État en l’an IX.) A cette date, spontanément et de toutes parts, le culte se rétablit partout. (Rapport de Lacuée.) Dans Eure-et-Loir, « à peu près chaque village a son église et son ministre; les temples sont ouverts et fréquentés dans les villes. » — Dans Seine-et-Oise, « le culte catholique romain est exercé dans presque toutes les communes du département. » — Dans l’Oise, « le culte s’exerce dans toutes les communes du département. » — Dans le Loiret, « les églises sont fréquentées par la multitude avec presque autant d’assiduité qu’en 1788. Un sixième des communes (seulement) n’a ni culte ni ministre, et, dans ces communes, on désire vivement l’un et l’autre. »