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un ancien clubiste famélique et sans place, mal embouché et mal famé. Naturellement, les familles refusent de lui confier leurs enfans ; même honorable, elles se détournent de lui : c’est qu’en 1800 jacobin et vaurien sont devenus deux mots synonymes. Désormais les parens veulent que leurs enfans apprennent à lire dans le catéchisme, et non dans la déclaration des droits[1] : selon eux, le vieux manuel formait des adolescens policés, des fils respectueux; le nouveau ne fait que des polissons insolens, des chenapans précoces et débraillés[2]. Partant, les rares écoles primaires où la république a mis ses hommes et son enseignement restent aux trois quarts vides ; vainement elle ferme celles où d’autres maîtres enseignent avec d’autres livres; les pères s’obstinent dans leur répugnance et dans leur dégoût : ils aiment mieux pour leurs fils l’ignorance pleine que l’instruction malsaine[3]. — Une manufacture séculaire, construite et approvisionnée par vingt générations de bienfaiteurs, donnait, gratis ou bien au-dessous du cours, le premier pain de l’intelligence à plus de 1,200,000 enfans[4]. On l’a

  1. Rocquain, 194. (Rapport de Fourcroy sur la 14e division militaire, Manche, Orne, Calvados.) « Outre la mauvaise conduite, l’ivrognerie et l’immoralité de beaucoup d’instituteurs, il paraît certain que le défaut d’instruction sur la religion est le motif principal qui empêche les parens d’envoyer leurs enfans à ces écoles. » — Archives nationales, Ibid. (Rapport de Lacuée sur la 1re division militaire.) « Les instituteurs et institutrices, qui ont voulu se conformer à la loi du 3 brumaire et aux différens arrêtés de l’administration centrale, en mettant aux mains de leurs élèves la constitution et les droits de l’homme, ont vu leurs écoles se dépeupler successivement. Les écoles qui ont été le plus suivies sont celles où l’on fait usage de l’évangile, du catéchisme et de la vie de Jésus-Christ... Les instituteurs, ayant été obligés de se régler sur la marche indiquée par le gouvernement, ne pouvaient que suivre des principes qui contrariaient les préjugés et les habitudes des parens : le discrédit s’en est suivi, et, de là, un abandon presque total de la part des élèves. »
  2. La Révolution, III, 108 (note 2).
  3. Statistiques des préfets, Moselle. (Analyse par Fenière.) A Metz, en 1789, 5 écoles gratuites pour le premier âge, dont 1 pour les garçons et 4 pour les filles, tenues par des religieux ou religieuses ; en l’an XII, point : « On a livré à l’ignorance une génération entière. » Ibid., Ain, par Bossi, 1808 : « En 1800, les écoles primaires étaient presque nulles dans ce département comme dans le reste de la France. » En 1808, c’est à peine s’il en possède 30. — Albert Duruy, p. 480,496. (Procès-verbaux des conseils-généraux, an IX.) Vosges : « l’instruction primaire est presque nulle. » — Sarthe : « l’enseignement primaire est nul. » — Meuse-Inférieure : « On craint que, dans une quinzaine d’années, il n’y ait plus un homme sur cent qui sache écrire, etc. »
  4. Ce chiffre est un minimum, et on y arrive par le calcul suivant : avant 1789, 47 hommes sur 100 et 20 femmes sur 100, c’est-à-dire 36 à 37 individus sur 100, recevaient l’instruction primaire. Or, d’après les recensemens de 1870 et de 1881 (statistique officielle de l’enseignement primaire, III, XVI), les enfans de six à treize ans sont au nombre de 12 pour 100 dans la population totale. Donc, en 1789, sur une population de 26 millions, les enfans de six à treize ans étaient au nombre de 3,120.000, desquels 1,138,000 apprenaient à lire et à écrire. Notez qu’en 1800 la population adulte a beaucoup diminué et que la population enfantine s’est beaucoup augmentée. De plus, la France s’est accrue de 12 départemens (Belgique, Savoie, Comtat, comté de Nice), où les anciennes écoles ont également péri. — Probablement, si toutes les anciennes écoles avaient subsisté, le nombre des enfans qui auraient reçu, en 1800, l’instruction primaire approcherait de 1,400,000.