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légales ou illégales, plus de guerre intestine et sociale à coups de piques ou à coups de décrets, plus de conquête et d’exploitation des Français les uns par les autres. Avec un soulagement universel et inexprimable, ils sortent du régime anarchique et barbare qui les réduisait à vivre au jour le jour, et ils rentrent dans le régime pacifique et régulier qui leur permet de compter sur le lendemain, partant, d’y pourvoir. Après dix ans de servitude agitée sous l’arbitraire incohérent des despotismes instables, voici, pour la première fois, un ordre raisonnable et définitif, du moins, un ordre raisonné, tolérable et fixe. Le Premier consul fait ce qu’il a dit, et il a dit : « La Révolution est finie[1]. »


III.

Il s’agit maintenant de panser, le moins mal qu’on pourra, les grandes plaies qu’elle a faites et qui sont toujours saignantes ; car elle a taillé à fond dans le vif, et ses amputations, atroces ou stupides, ont laissé à demeure dans le corps social la douleur aiguë ou la souffrance sourde. — Cent cinquante-neuf mille noms[2]ont été inscrits sur la liste des émigrés. Aux termes de la loi, tout émigré était « mort civilement, et ses biens étaient acquis à la république ; » s’il osait rentrer en France, la même loi le condamnait à mort ; nul appel, recours ou sursis ; il suffisait de constater son identité ; séance tenante, on appelait le peloton d’exécution. Or, au commencement du consulat, la loi meurtrière est toujours en vigueur, la procédure sommaire est toujours applicable[3], et cent quarante-six mille noms sont encore alignés sur la liste mortuaire. Cela fait, pour la France, une perte sèche de 146,000 Français, et non des moindres, gentilshommes, officiers de terre et de mer parlementaires, prêtres, notables de toutes les classes, catholiques consciencieux, libéraux de 1789, feuillans de la législative, constitutionnels de l’an III et de l’an V ; bien pis, par leur misère ou leur hostilité, ils sont, à l’étranger, un discrédit ou même un péril[4] pour la France, comme autrefois les protestans chassés par Louis XIV. — À ces 146,000 Français exilés, ajoutez-en 200,000 ou 300,000 autres, résidons, mais demi-proscrits[5], d’abord les proches parens et

  1. Proclamation aux Français, 15 décembre 1799.
  2. La Révolution, III, 381. (Notes.)
  3. Délibération du conseil d’état, 5 pluviôse an VIII (25 janvier 1800).
  4. Forneron, Histoire générale des émigrés, II, 374. En 1800, l’armée de Condé comprenait encore 1,007 officiers et 5,840 volontaires.
  5. Décrets du 3 brumaire an IV et du 9 frimaire an VI. (Cf. la Révolution, III, 568 et 603.)