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sions, en la continuant et en la prolongeant. Le vrai fondement de l’idéalisme, c’est qu’il y a dans la nature, pour ainsi parler, quelque chose d’ultérieur à elle-même. Seulement, l’expression en demeure soumise à des lois qui ne sauraient différer de celles de la nature, je veux dire à cette logique intérieure qui ne permet pas que « le semblable » engendre le contraire, qu’il pousse une citrouille sur un chêne, et qu’une grenouille soit aussi grosse qu’un bœuf.

Enfin, à l’extrême droite, et sur la limite peut-être où certaines formes du génie semblent toucher à la folie, nous rencontrerions dans l’histoire de l’art les Mystiques ou les Symbolistes. J’appelle de ce nom ceux qui veulent ou qui croient voir dans la nature quelque chose d’autre qu’elle-même, et pour qui la matière n’est ni l’enveloppe, ni seulement le signe, mais le masque ou le déguisement de l’esprit. Tels furent, si je ne me trompe, les artistes du moyen âge, avec leur mépris absolu de la forme ; tel est Dante lui-même, en quelques endroits au moins de la Divine comédie, où il a exprimé l’impalpable, l’impondérable et l’inexistant ; tel est peut-être Fra Angelico… Mais ici je craindrais, en entrant après eux dans la région du mystère et de l’ombre, je craindrais de m’y perdre, et il me suffira d’une remarque. C’est que, comme plus haut les différens sens du mot de naturalisme, les sens différens du mot d’idéalisme se rejoignent et se concilient à leur tour. Qu’est-ce autre chose en effet dans l’histoire de la philosophie que l’idéalisme, si ce n’est justement la négation du monde extérieur, ou tout au moins l’affirmation que le vrai sens en est dissimulé sous les voiles de chair qui sont le monde tout entier pour l’homme borné, court et grossier ?

Autre avantage enfin : ces définitions de l’idéalisme et du naturalisme peuvent servir à expliquer et conséquemment à éviter une méprise que l’on commet encore trop souvent dans cette question sur le caractère et la portée de certaines œuvres. Par exemple, on ne saurait douter que, s’il est un idéaliste dans l’art, ce soit l’auteur de la Tempête et du Songe d’une nuit d’été. D’où vient cependant que les naturalistes se réclament de lui, et, pour établir la filiation, qu’ils ne soient pas embarrassés de montrer dans son œuvre des scènes entières ou des drames mêmes, comme le Roi Lear, dont la violence et la crudité, sur aucun théâtre ni dans aucune littérature, n’ont peut-être été dépassées ? On pourrait faire la même question sur les sculptures de Michel-Ange et sur les peintures de la Sixtine ; et la réponse serait la même. C’est que, du moment qu’il s’agit d’exprimer des idées, les moyens qu’on y fait servir participent de l’élévation ou de la grandeur de l’idée ; c’est que, pour se réaliser, l’idée, si je puis ainsi dire, a un droit d’élection sur la nature entière ; et c’est enfin que les moyens sont tous bons, puisqu’ils sont tous indifférens, s’ils sont seulement dans la nature. J’ajouterai que là même est ce qui distingue les vrais idéalistes.