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l’imitation de la « belle nature : » telles, parmi nous, les toiles de M. Bouguereau ; tels les romans de M. George Ohnel ; tels encore, en d’autres genres ou d’autres temps, la sculpture de Canova, les Bergeries sans loups du chevalier de Florian : Estelle et Némorin¸ les opéras de Quinault et les Vierges de Mignard. On n’imite déjà plus la nature tout entière ; on choisit, on assortit, on compose ; et ce n’est certes pas encore être idéaliste, mais pourtant on y tend, ou plutôt, et pour mieux dire, on le serait, si l’on le pouvait.

D’autres ne le sont pas davantage, auxquels il manque pour cela d’avoir des idées ; je veux dire : une conception personnelle et originale de la forme, s’ils sont peintres, ou de la vie, s’ils sont poètes et romanciers. Mais ils corrigent la nature, ils en retranchent ou ils y ajoutent, « ils chargent les contours, » comme on disait au XVIIe siècle ; ils atténuent la saillie d’un muscle pour la ramener aux proportions convenues du modèle académique ; ils adoucissent, pour la conformer aux règles du bon goût et de l’étiquette, l’expression naturelle d’un sentiment trop franc ou trop violent ; ils veulent faire enfin plus beau que nature. Les Italiens de la décadence, les Carrache, le Dominiquin, le Guide, le Guerchin, l’Albane, « avec leur beau idéal de pâtissier confiseur, » — C’est à Claude Lorrain, je crois, que M. Ruskin a jadis appliqué cette expression un peu vive ; — tous nos tragiques du second ou du troisième ordre, depuis Voltaire jusqu’à Ducis ; nos romanciers du XVIIe siècle, Gomberville et La Calprenède, l’auteur du Grand Cyrus et celui de la Princesse de Clèves ; presque tous nos peintres français classiques, depuis Poussin jusqu’à David, appartiennent à cette famille. Ce sont ceux-là surtout qu’égare la préoccupation de plaire, et, assez généralement, pour avoir trop plu à leurs contemporains, il arrive qu’ils déplaisent dans les âges suivans.

Mais d’autres encore, plus ambitieux, ne se contentent pas d’embellir la nature, ils la transforment, ils la transposent, et, au-dessus d’elle, pour ainsi parler, dans un nuage couleur de rose, ils essaient de réaliser un monde imaginaire, un monde fait à souhait pour la joie de l’esprit et le plaisir des yeux, un monde presque immatériel, dont les élégans et légers fantômes ne retiennent de substance ou de corps que ce qu’il en faut pour ne pas s’évanouir en fumée. Tels sont chez nous Marivaux, dans ses comédies ; la Surprise de l’Amour, les Fausses confidences, le Jeu de l’Amour et du Hasard, ou encore le peintre de l’Embarquement pour Cythère ; tel autrefois l’auteur de l’Astrèe, le mélancolique, le sentimental, et pourtant aussi le reposant Honoré d’Urfé ; tels peut-être, dans l’histoire de la littérature italienne, l’auteur du Roland furieux, celui de la Jérusalem, et à coup sûr celui de l’Aminte. Je les appellerais volontiers idéalistes, si leur idéal ne me paraissait plutôt caractérisé par un manque de sens du réel que par une idée précise et définie de l’art ou