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Plus difficiles ou plus délicats sur le choix de leurs sujets, mais à la gauche encore du naturalisme, les réalistes proprement dits semblent avoir l’œil ainsi fait que de ne rien apercevoir au delà du contour extérieur ou du relief apparent des choses. Ils n’en percent pas l’écorce, ils ne peuvent pas en atteindre l’âme, encore moins la dégager. On les reconnaît à ce signe, que, supérieurs et souvent même admirables dans l’expression de la sensation, ils balbutient, leur langue s’épaissit, et la main leur manque dans l’expression des sentimens ou des idées. L’auteur encore vivant, et oublié tout vivant, des Bourgeois de Molinchart ou des Souffrances du professeur Deltheil, pourrait servir ici d’exemple ; et l’on n’ignore pas que Flaubert, à plus d’un égard, est encore engagé, de toute une partie de lui-même, dans ce naturalisme étroit et matérialiste.

Car les vrais naturalistes, — je veux dire les peintres de l’école hollandaise ; plusieurs grands peintres espagnols ; quelques romanciers anglais, au premier rang desquels je mettrais Charles Dickens, Charlotte Brontë peut-être et surtout George Eliot ; la plupart enfin des romanciers russes, l’auteur d’Anna Karénine et celui de Crime et Châtiment, — les vrais naturalistes savent bien, qu’en largeur comme en profondeur, la nature est plus étendue que ce que nos yeux en aperçoivent, et que ce que nos mains en peuvent toucher. Ils ne veulent point corriger, altérer ou défigurer la nature, mais ils veulent aussi la rendre tout entière ; et ils estiment que, de la mutiler, ce n’en est pas une moindre altération, ni qui leur soit permise plus que d’y ajouter pour la perfectionner. Rien que la nature, mais toute la nature, dont ils ne demandent pas qu’on exclue la laideur ou la vulgarité, mais dont ils ne veulent pas non plus qu’on exclue la distinction ou la beauté. Et, en effet, s’ils y consentaient, ils mentiraient à leur formule, puisque si les « fumiers » sont dans la nature, les fleurs, sans doute, y sont aussi ; les parfums, si les « relens » y sont ; l’esprit enfin comme la matière, et la pensée comme la sensation.

Chez les plus grands d’entre eux, un Rabelais, un Rubens, un Molière, l’imitation de la nature s’accroît d’une sorte d’adoration de ses énergies latentes, et l’on peut dire qu’ils n’en ont pas le respect seulement, mais le culte ou la religion même. On remarquera que c’est par là que les différens sens du mot de naturalisme se rejoignent, se concilient et se confondent. Rabelais et Molière sont des naturalistes, à la fois dans le sens où nous prenons habituellement le mot, et dans le sens où l’emploient les historiens de la philosophie.

C’est au contraire déjà sortir du naturalisme que de ne vouloir arrêter ses regards, comme quelques-uns, que sur ce que la nature, dans son infinie diversité, nous offre d’agréable à voir, et de fermer ses yeux, de parti-pris, à tout ce qui s’y rencontre d’affligeant ou de simplement déplaisant. C’est alors l’art conçu, selon l’expression consacrée, comme