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bataille, ils ne tuent rien, et par especial du peuple, car ils connoissent que chacun quiert leur complaire parce qu’ils sont les plus forts. » Les princes s’égorgeaient, la noblesse était décimée; les petits bourgeois jugeaient des coups, comptaient les morts; après quoi, retournant à leurs affaires, ils laissaient le monde aller comme il veut. Désormais, quand on se bat, il n’y a plus de bourgeois. Selon l’expression des écrivains militaires d’Allemagne, toute armée est une nation en armes, et la guerre est devenue un fléau véritablement national.

Nous ne la reconnaissons plus dans les peintures qu’on en faisait au siècle dernier. Voltaire nous représente des princes qui, convoitant le bien de leurs voisins et jugeant leur droit évident, rassemblent aussitôt autour d’eux un ramas d’hommes sans aveu et n’ayant rien à perdre. Ils les habillent d’un gros drap bleu, bordent leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les font tourner à droite et à gauche et les mènent à la gloire. Des peuples assez éloignés entendent parler de cette aventure ; on leur apprend qu’il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour qui se met de la partie, et, comme deux bandes de moissonneurs, ils vont offrir leurs bras au patron qui paie le mieux. Ce n’est plus ainsi que se passent les choses. Les princes ou les peuples avides du bien de leur voisin continuent de trouver leur droit évident ; mais ce ne sont pas des mercenaires qui se battront pour eux, il faut que chacun s’en mêle, que chacun paie de sa personne : tant que dure la guerre, la vie de deux nations demeure comme suspendue, et il n’y a point de cœur qui n’ait sa blessure à soigner.

Le poids des responsabilités s’est accru, les chefs d’état les plus guerroyans le savent. Mais il est bon de savoir aussi que, dans la situation présente de l’Europe, un peuple qui passerait pour aimer la paix comme un quaker et laisserait soupçonner à ses voisins qu’il se soucie peu d’en découdre, qu’on peut l’offenser impunément, qu’il préfère son repos à sa fierté, verrait bientôt s’abattre sur lui le fléau dont il rêvait de se garantir à jamais et la verge sanglante qui lui fait peur. Quoi qu’en disent les partisans de l’arbitrage international et quoi que décident les congrès, je crains que Platon n’ait raison. Au XXe siècle encore, selon toute apparence, la guerre sera une partie considérable de cet art politique que Jupiter lit enseigner aux hommes par Mercure, dieu des gymnases, de l’éloquence et des voleurs.


G. VALBERT.