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leurs vues humanitaires qui couvrent des ambitions secrètes, qu’au surplus si ces puissances songeaient sérieusement à purger l’Afrique de tous les marchands d’esclaves, ce n’est pas 2,000 soldats, mais 200,000 qu’il leur faudrait, et que la dépense monterait à plus de 200 millions. Mais il croit aussi qu’il y a des moyens détournés de détruire l’esclavage, que ce sont les meilleurs. Il en use lui-même au Congo, et il commence à être récompensé de ses peines. Lors de son premier voyage dans le bassin de l’Ogooué, la vente de la chair d’ébène passait pour un genre de négoce aussi légitime que tout autre. Parmi les premiers esclaves qu’il racheta se trouvaient un gros homme de forte taille et un petit homme maigre. Il les renvoya de compagnie dans leur village. A peine leur pirogue eut-elle doublé un promontoire voisin, le gros se jeta sur le petit, le ficela, le garrotta, et quelques jours après, il le menait au marché, la fourche au cou, les entraves aux pieds. M. de Brazza parvint à les retrouver ; ce qui l’étonna le plus, c’est que le petit s’affligeait de son aventure, mais ne songeait point à s’en indigner; il trouvait tout naturel que son compagnon de servitude eût voulu s’enrichir par une bonne affaire, et tout le monde était de son avis. Aujourd’hui l’opinion publique commence à se modifier. En développant l’esprit de commerce, en supprimant les monopoles de navigation, cause d’hostilités incessantes entre les tribus riveraines, en ouvrant à chacune d’elles le cours entier des fleuves, en leur accordant le droit de pagayer à leur aise, de porter à la côte leur ivoire, leur caoutchouc et d’en rapporter des étoffes, des allumettes, de la pommade dont les Célimènes noires sont avides, M. de Brazza a changé par degrés les habitudes et les idées. On trouve plus de profit à commercer qu’à vendre des hommes. Les captures et les ventes d’esclaves, devenant de plus en plus rares, excitent l’étonnement; avant peu, elles causeront du scandale, et on en verra la fin.

La traite et ses horreurs disparaîtront du Congo français; le brigandage, sous toutes ses formes, est un désordre inhérent à certains états sociaux, et on peut le supprimer en changeant les lois et les mœurs. La guerre est un mal plus, universel et plus résistant; barbares ou civilisés, républicains ou monarchiques, libéraux ou absolutistes, tous les gouvernemens l’ont faite. Les philanthropes qui se flattent de la rendre impossible en la dénonçant comme une erreur, en soulevant contre elle l’opinion publique, parlent de convoquer les états-généraux de l’Europe. La phrase est belle ; mais si le quinquina guérit la fièvre d’accès, les phrases n’ont jamais guéri de rien. D’autres, plus modestes et convaincus que tous les grands changemens s’opèrent par des