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légitime et de détourner ou abréger les maux qui naissent de la violation des idées d’ordre et de morale. » Comme la révolution, la sainte-alliance se piquait d’idéalisme et de politique humanitaire ; mais c’était un habit retourné.

Il en est des idées d’ordre, de morale et des bons principes comme du bonheur : il y a bien des manières de les entendre. Pour que l’ordre règne parmi les nations, pensait la sainte-alliance, il faut que le dogme de la souveraineté du droit divin soit universellement reconnu. Sous prétexte que la propagande de la révolution avait empoisonné le monde, elle voulait que l’entente des rois embrassât toute l’Europe, et elle s’arrogeait le droit d’intervenir partout où quelque peuple mécontent cherchait des querelles à son prince, lui donnait des mortifications, des dégoûts.

Les traités de Vienne avaient fait de l’Allemagne une association d’états se protégeant les uns les autres contre la guerre et contre le désordre, ou plutôt, pour employer une expression de M. de Bismarck, la confédération germanique était « une société d’assurance mutuelle contre tous les courans d’air. » On voulait assurer les mêmes garanties à toute l’Europe, la défendre contre les vents d’orage. Les hauts souverains, n’admettant pas que personne déclinât leur compétence, prétendaient régler toutes les difficultés entre les gouvernans et les peuples ; mais il était convenu d’avance que les peuples ont toujours tort, que leur premier devoir est d’être contens, qu’il n’appartient qu’aux rois de se plaindre, que s’il leur arrive de prêter dans des conjonctures difficiles un serment dangereux à tenir, on peut les en délier, que la foi jurée n’engage que ceux qui sont nés pour obéir. On enseigna cette morale aux Napolitains, aux Espagnols, et comme ils faisaient la sourde oreille, on usa de contrainte, on leur envoya l’huissier d’abord, puis le gendarme. Mais, l’auguste aréopage s’étant divisé sur la question de l’émancipation des Grecs, et dès lors les sujets de défiance et de jalousie augmentant tous les jours, on ne s’entendit plus sur rien. La politique de l’universelle félicité et celle des bons principes avaient trompé l’une et l’autre l’espérance de l’Europe. On avait découvert que le bonheur prêché les armes à la main enfante beaucoup de malheurs, et que dans certains cas le triomphe du bien public n’est pas autre chose que la victoire d’intérêts très particuliers.

Après la révolution de 1848, on vit paraitre et se propager rapidement un nouveau principe de politique internationale, que ses partisans nous donnent pour une loi sacrée, aussi indiscutable qu’une vérité géométrique, aussi juste que la justice elle-même. Le principe des nationalités, qui a joué un si grand rôle dans les événemens de ces trente dernières années, eut cette bonne fortune