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autorisées et des ruses permises, que la foi jurée n’est pas une de ces lois dont on ne peut s’affranchir, que le grand point est de réussir, que l’histoire est bonne fille, qu’elle est pleine d’indulgence pour les grands et heureux pécheurs, pour les glorieux larrons, qu’elle fait grâce aux perfidies auxquelles la fortune sourit.

Les philanthropes, parmi lesquels se recrutent les sociétés de la paix, estiment que les conventions faites entre états sont aussi sacrées que les accords passés entre particuliers, qu’il n’y a pas deux morales, la publique et la privée, qu’il n’y en a qu’une également obligatoire pour les souverains et pour le moindre de leurs sujets. Mais quoi qu’ils disent, quoi qu’ils fassent, la politique ne sera jamais un chapitre du traité des offices. Une loi morale n’est applicable qu’à des individus, à des personnes, à des êtres censés libres et responsables ; les états sont des communautés, et les communautés n’ont pas de conscience. La morale est l’expression d’une volonté générale, qui est en droit de s’imposer aux volontés particulières, d’exiger que les individus lui sacrifient dans l’occasion leurs goûts, leurs penchans, leurs intérêts. Les gouvernemens sont eux-mêmes l’expression d’une volonté générale ; ils représentent la cause publique, le bien public, le salut public. L’homme qui ment pour s’enrichir se déshonore ; l’homme d’état qui accroît par ses tromperies la puissance ou le territoire de son pays est sur d’être absous, pourvu qu’il ne se laisse pas prendre, qu’il trompe avec art, qu’il joigne l’élégance à l’effronterie. Un ambassadeur de Louis XI se plaignait à son maître que les ministres du duc de Bourgogne montaient toujours : « Eh, bête ! lui répondit le roi, que ne mens-tu plus et mieux qu’eux ! »

La plupart des politiques, sentant le besoin de ménageries préjugés des peuples, n’ont garde d’avouer publiquement leurs méfaits et leurs maximes. Jadis, ils cherchaient des autorités ou des excuses dans les livres historiques de l’Ancien-Testament, que les croyans prenaient pour un code de morale et qui sont l’incomparable manuel d’une politique crûment réaliste. On y trouve des exemples de tous les procédés que peut employer un prince qui craint l’Éternel pour tout se permettre sans rien risquer. Le roi David, ayant juré de ne jamais attenter à la vie de Séméi, recommanda à son fils Salomon de le faire assassiner. « David, nous dit un pieux et savant publiciste du XVIIe siècle, ne trahit point son serment : il ne s’était engagé que pour lui seul. » Salomon se conforma aussi aux instructions de son père en ne permettant pas que les cheveux blancs de Joab descendissent en paix dans le séjour des morts. Ne fallait-il pas que la race de David fût à jamais sauve ? Le grand Frédéric, politique aussi réaliste qu’aucun roi d’Israël ou de Juda, eut le mérite de préférer le cynisme à l’hypocrisie et de se donner pour ce qu’il