Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que cet équilibre européen est un état d’efforts de tous contre tous.

Ce qui prouve que la guerre n’est pas le plus grand des maux, c’est qu’on ne trouverait pas aujourd’hui dans toute l’Europe un peuple qui consentît à acheter les douceurs de la paix au prix de son indépendance, et vraiment les peuples ont raison. Le plus précieux des droits est celui de s’appartenir et d’être soi. Mieux vaut mener une vie hasardeuse, pleine de dangers, troublée pas de perpétuelles alertes que de goûter une éternelle tranquillité sous la main d’un protecteur. La civilisation elle-même y trouve son compte. L’effort des nations pour se défendre et se conserver les préserve de cette indolence à penser que produisent les longs repos. Les époques les plus fécondes, les plus brillantes pour les arts, pour les sciences, pour tous les développemens de l’esprit humain, furent des époques guerroyantes et troublées ; l’histoire de la Grèce et de l’Italie en fait foi. Quand l’existence est trop douce et trop assurée, le génie s’engourdit, l’esprit d’invention disparaît comme il avait disparu de l’empire romain dans le siècle pacifique des Antonins. On ne cherche, on ne trouve plus rien ; on devient un peu chinois, on ne connaît plus que le culte des traditions et la sainte autorité dos habitudes. La vie est un conte usé, commun et rebattu ; on est déchargé du soin de la défendre ; mais, selon le mot du poète, on perd l’une après l’autre toutes les raisons de vivre.


II.

Les puissances européennes n’ont pas attendu qu’un congrès change l’arbitrage entre peuples en institution permanente pour en faire quelquefois l’essai. Il faut avouer que ces essais furent le plus souvent malheureux et ne sont pas propres à encourager beaucoup les espéranccs des sociétés de la paix, de tous les hommes de bonne volonté qui rêvent de remplacer l’état de nature par un système de justice internationale.

Le grand conseil des amphictyons, lequel représentait douze peuples de la Grèce et tenait ses assemblées tantôt aux Thermopyles, à l’ombre du temple de Déméter, déesse de la paix et des sermons, tantôt à Delphes, près du trépied de la Pythie et sous l’invocation d’Apollon, dieu de l’équité, a bien rarement réussi à réconcilier deux cités, à leur faire tomber les armes des mains. Si pures que fussent leurs intentions, ces arbitres imprudens ont allumé des guerres sacrées, dont l’une fournit à Philippe, roi de Macédoine, l’occasion d’entrer en scène et de réduire la Grèce en servitude.